Programme lyrique
L'Opéra_Extraits critiques

Le réalisateur lausannois évoque la genèse et le tournage de L’Opéra de Paris.


Le Temps : Après le portrait d’un homme politique, L’Expérience Blocher, vous consacrez un film à l’Opéra de Paris. Qu’est-ce qui détermine vos choix ?


Jean-Stéphane Bron : En général ? Le film d’avant… C’est toujours le point d’appui. Le Génie helvétique met en scène des forces économiques derrière un processus démocratique. Alors, pour comprendre ces mécanismes, je réalise Cleveland contre Wall Street, un film de prétoire. La poussière de la crise économique retombe. À qui va profiter le crime ? Le populisme fleurit partout. Le cas Blocher m’intéresse. L’Expérience Blocher m’ébranle. J’avais des vertiges. Liés à l’idée du mal qui avance, à une image pessimiste d’un moment de la démocratie. Pour réagir contre cet état, j’ai eu envie de faire un film collectif, de montrer une société qui n’échappe pas aux conflits, aux crises, à la lutte des classes, mais qui a des perspectives. C’est à ce moment que mon producteur m’a parlé d’un changement de tête à l’Opéra de Paris.


– Comment définissez-vous le dispositif toujours original de vos films ?


J’essaye de toujours tester quelque chose d’autre, comme l’idée du procès pour Cleveland ou les commentaires off créant un hors-champ pour Blocher. Le premier principe de L’Opéra était de rester dans la coulisse. J’ai aussi décidé qu’il n’y aurait pas d’entretiens. La première scène définit le personnage du directeur, Stéphane Lissner. C’est lui qui nous emmène vers Millepied et Jordan. Presque tous les personnages, Lissner, Micha le jeune baryton, et même un gars dans le chœur, ont été définis dès le début. Rares sont ceux qui sont arrivés en cours de route, comme les régisseuses qui chantent.


– Un film documentaire reflète son époque. Pourtant, par-delà les événements qu’il rapporte, L’Opéra de Paris atteint une forme d’intemporalité…


C’était un autre principe de départ : ne pas donner de dates – on peut retrouver si on cherche, c’est la saison 2015-2016, la première de Lissner. Mais j’ai évité de suivre l’actualité de cette saison riche en événements médiatisés, comme le départ de Millepied. Je visais plutôt l’Opéra pour tous les opéras, une saison pour toutes les saisons et, par cette abstraction, montrer une société représentant toutes les sociétés. Je ne voulais pas non plus étouffer le film sous les informations. On n’a pas besoin de connaître le nom de la star pour comprendre la scène avec Micha. Les seules informations nécessaires sont celles qui permettent de comprendre les enjeux des personnages. Il faut être au courant des espoirs que l’Opéra fonde sur Millepied pour mesurer l’effet produit par son départ.

– Le titre des œuvres n’est pas non plus indiqué…


Non. Pour ceux qui n’y connaissent rien, le titre des œuvres n’apporte rien. Quant aux autres, ils les connaissent. Il y a des gens, dans toutes les classes sociales, qui sont ensorcelés par l’opéra. Des lyrico-compulsifs qui entrent en transe. Dans une coulisse, j’ai entendu un type sangloter sur l’aria d’une grande chanteuse russe comme s’il avait perdu père et mère. La voix humaine provoque des extases, quelque chose probablement lié à l’orgasme. Lissner dit assez justement qu’au théâtre, si une actrice monte à une échelle, on ne se dit pas qu’elle va tomber. Alors qu’on a peur pour une cantatrice sur une échelle…


– Vous ne filmez pas les spectacles, mais les personnages qui les regardent. Pourquoi ?


La musique et la mise en scène doivent être observées par les personnages pour mieux entendre, mieux se rapprocher. Moïse et Aron est un spectacle tellement fort qu’il doit être médiatisé par un regard. En l’occurrence, celui de l’éleveur du taureau. On s’identifie à ce qu’il projette : étonnement, émerveillement, stupéfaction… Le gars a l’air de dire : « Les bras m’en tombent, mon pauvre taureau qu’est ce qu’il fait là, sur scène. » De même, le regard de l’habilleuse nous aide à voir la grande diva. Ce regard est banal et, en même temps, il révèle une sorte de violence de classe.


– Tous vos films sont politiques. L’Opéra de Paris aussi ?


Dans Les Maîtres chanteurs, Wagner, le musicien qui a pensé l’opéra comme une sorte de tout, propose un projet de société autonome idéale où tout le monde trouve sa place, où le chapelier travaille avec le menuisier. L’art du spectacle, c’est une société tournée vers un objectif collectif. Chacun donne le meilleur de lui-même à tous les échelons. C’est particulièrement émouvant dans le contexte de la société actuelle, fragmentée, dans laquelle le sentiment d’appartenance est compliqué. Les gens font des paris plutôt sombres sur la fin de l’Europe. La société opéra perpétue au contraire une forme de joie, d’optimisme ; elle parie que cet art qui a la réputation d’être un art du passé va continuer.

Alors oui, L’Opéra est mon film le plus ouvertement militant ! Ha, ha ! L’Opéra n’est pas une société idéale, mais une société démocratique. La démocratie vivante, ce n’est pas le consensus, mais le dialogue. Aujourd’hui, ce qui est désespérant, c’est l’abstention, les gens s’en foutent. Il y a un désintérêt de la politique. La politique, ce n’est pas la campagne présidentielle, c’est comment on décide de vivre ensemble.


– Au cours des mois passés au cœur de l’Opéra de Paris, avez-vous pris goût à l’art lyrique ?


J’ai pris goût à ce que j’ai filmé parce que j’ai assisté aux répétitions et pu rentrer petit à petit dans la musique. J’aime la Chanson du départ, d’Ibert, une ballade qui me semble plus proche du folk song que de l’opéra. J’apprécie l’énergie des Maîtres chanteurs.


Chez Schönberg (Moïse et Aron), on entend déjà toute la musique du XXe siècle, le free-jazz, la techno. Je ne pense pas que j’écouterai de l’opéra à la maison, mais le film peut aider des gens à approcher une sorte d’énergie beaucoup plus punk que je ne le croyais. Il y a un truc un peu cinglé dans l’opéra, surtout de nos jours. C’est un art anormal. Tout est excessif, les chanteurs, la musique, la mise en scène… C’est très intimidant. Je comprends qu’on puisse entrer dans cette folie.

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Entretien du réalisateur avec Le temps.ch

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