01-03_Les heures heureuses_ Exraits critiques

.Interview de Martine Deyres, in Le Club de Mediapart, par une abonnée de Mediapart


La clinique de La Borde (Le Sous-bois des insensés), une piscine municipale (White Spirit), une gare TGV (Lieu commun) et maintenant cet hôpital psychiatrique de Saint-Alban: quel lien voyez-vous entre ces différents lieux que vous avez filmés?

Il s’agit à chaque fois d’interroger la norme et l’accueil de la singularité. Observer un lieu jusqu’à y déceler des signes infimes qui font dérailler, à la marge, les dispositifs prévus pour empêcher justement l’imprévisible. (.). Il y a toute une réflexion de la psychothérapie institutionnelle qui m'intéresse sur l'importance de passer d'un espace à un autre, de permettre une liberté de circulation qui ouvre alors mille possibilités insoupçonnées. Ce qui m'a saisie en filmant ces espaces publics nouvellement construits, comme une gare ou une piscine, c'est qu'on y est contraint en permanence par toutes sortes de protocoles qui répondent à des normes d'hygiène, de sécurité, de fonctionnalité... Au bout du compte, c'est comme si on était de trop. Dans une piscine on peut encore en rire mais si on applique cette logique à un hôpital psychiatrique, ces entraves successives peuvent se révéler dramatiques et rendre aveugle aux surgissements de vies les plus ténus.


« Soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie », déclarait Jean Oury. Est-ce que cette affirmation s’applique à votre film qui pointe la prise en charge actuelle des malades mentaux?

Cette affirmation est la base de la psychothérapie institutionnelle qui s’élabore à Saint-Alban pendant la Seconde Guerre mondiale. Soigner l’hôpital, c’est repérer et désamorcer les dispositifs d’« aliénation sociale » qui écrasent le quotidien pour appréhender avec la plus grande délicatesse la complexité de l’« aliénation mentale », comme le dit Jean Oury. Le montage et la construction narrative participent de ce même mouvement: il nous fallait raconter comment le lieu redonne tout son sens au mot asile, accueillant ensemble malades, médecins proscrits et réfugiés, sa transformation en institution qui invente en permanence. Puis nous approcher peu à peu de ceux qui vivent là, de leur solitude, de leurs errances afin d'entendre à notre tour les mots d'un malade dans le journal Trait d’union: «Nous sommes tous concernés et nous devons combattre pour défendre le respect humain». Ces mots nous alertent aujourd'hui et nous rappellent aussi que ne pas soigner l'hôpital a conduit sous l'Occupation à laisser mourir plus de la moitié des internés dans les hôpitaux psychiatriques français.


Comment avez-vous trouvé la narration et la forme du film à l’intérieur de ces témoignages, de ces lettres et de ces images?

Le cheminement du film était d’amener à voir dans la modestie et la fragilité des images du quotidien, tout ce qu’elles détiennent d’infiniment subtil dans l’élaboration d’une vie collective qui accueille les errances de la folie et où chacun peut trouver une place. Pour y voir autre chose qu’une succession de fêtes et d’activités pour occuper les journées, il fallait saisir les enjeux politiques et vitaux qui ont permis l’extraordinaire inventivité et le sursaut de l’hôpital pendant la guerre. À partir de là seulement, on peut prendre la mesure, selon moi, de ce qui se joue dans ces séquences filmées.

  

Pourquoi avez-vous choisi de ne pas montrer à l’image les témoins mais plutôt de donner à entendre leurs paroles qui deviennent la voix off polyphonique du film ?

L’aspect polyphonique était en effet important pour moi. Dès l’écriture, nous avions conscience que cette histoire est une histoire à plusieurs voix mêlées qui ne se confondent pas: il y a la parole des infirmiers-villageois, celle des médecins, celle des malades et celle des enfants. Ils ont tous, à leur manière, participé à la réinvention de l’hôpital. Ne pas les montrer est une manière concrète de faire entendre leur voix, de s’ajuster à leur accent, à la manière singulière de s’exprimer de chacun et de mesurer de quelle diversité était composé le collectif. Je souhaitais que ce soit depuis cette écoute active que le film nous entraîne vers les images. Ce sont les voix d’un couple d’infirmiers qui nous invitent à parcourir la première image du film. C’est un autre infirmier qui, à la fin, nous révèle sa propre image en se filmant dans un miroir, tandis qu’il nous confie que tout ce qu’il a appris, il le doit à cette vie de partage. (…)


Le rapport à la création enrichit votre récit. Comment l’avez-vous intégré dans le film ?


La dimension artistique et le mouvement surréaliste sont intimement liés à l’histoire de Saint-Alban. Lucien Bonnafé témoigne de l’influence de la poésie et de la présence de Paul éluard, qui ont ouvert la voie à une écoute de la parole des malades. (…) Concernant plus particulièrement les créations des malades, il était important pour moi d’en restituer la matérialité et les conditions dans lesquelles elles ont pu émerger. Les œuvres de Marguerite Sirvins qui tire un à un les fils des draps pour broder sa robe de mariée sont faites de chutes, de bribes, aussi de patience et de solitude. Construire pour faire face à son propre effondrement, cette édification permanente, individuelle et collective, est au cœur du film.


Aviez-vous conscience que votre film allait résonner si fort avec le contemporain, questionner notre rapport à l’institution psychiatrique et plus généralement à la société et à la transmission?


Toutes les questions que soulève cette histoire résonnent au-delà de la psychiatrie et nous enseignent aujourd’hui. Ce sursaut de résistance joyeuse nourrie de poésie reste pour moi un modèle de courage pour faire face à la vision désolante que nous imposent les logiques comptables qui prétendent régir tous les domaines de nos vies.

  

Interview de la réalisatrice

Extraits critiques