La Photo déchirée

«C’est  en cherchant son histoire dans celle des autres

que l’on retrouve une mémoire collective.»

José Viera

Les années 60. Le Portugal vit sous l’emprise d’une dictature obscurantiste, s'isole et s'enlise dans des guerres coloniales. Par dizaines de milliers, fuyant la misère, le service militaire et la répression salazariste, des hommes et des femmes fuient alors clandestinement le pays. Après la traversée des frontières espagnole et française au péril de leur vie, en barque, à pied, à travers la montagne ou cachés dans des camions, beaucoup débarquent gare d’Austerlitz à Paris. 9 sur 10 sont sans-papiers. La photo déchirée, film documentaire écrit et réalisé par José Vieira, entre souvenirs d'enfance, témoignages d'immigrés portugais retraités au pays et images d'archives, dresse la chronique de cette émigration clandestine.

Difficile d’imaginer que les migrants portugais réputés bien intégrés aujourd’hui aient vécu les mêmes affres que les clandestins se pressant aux portes de l’Europe du XXIè siècle. Et pourtant, les “gens du Salto” sont aussi passés par là, ce qui permet au réalisateur d’envisager une communauté d’expériences entre les migrants portugais et les maghrébins des bidonvilles hier, et les sans-papiers aujourd’hui.

José Viera avait sept ans quand il est venu en France rejoindre son père. Ses souvenirs d’enfance s’appuient aussi sur des images d’archives de télévision (ORTF, Ina, Radio-télévision portugaise…) et sur des films de cette période. Au début des années soixante-dix, les actualités filmées ne se résumaient pas à la mise en valeur grandiloquente de l’industrie française du bâtiment. Certains reporters d’images se sont indignés des conditions de logement et de relégation sociale des immigrés. Les extraits de films documentaires ou de fiction - O Salto, le Saut , de Christian de Chalonge (1967) ; Lorette et les autres, de Dominique Dante (1971) ; Étranges étrangers, de Marcel Trillat et Frédécric Variot, (1970) - témoignent au passage d'une filiation du réalisateur avec un certain cinéma de l'immigration peu disponible au public aujourd'hui. Du coup, on a envie de les voir ou de les revoir.

Mogniss H. Abdallah
Agence IM’média [23/02/2004] alterites.com

De 1960 à 1970, près d’un million et demi de Portugais(pour un pays qui en compte six) s’exilent. Ils sont douze mille à entrer en France en 1962, le double un an après, huit cent mille dix années plus tard.
Après avoir franchi les frontières portugaise puis espagnole, et terminé leur redoutable périple, ils arrivent dans les bidonvilles qui fleurissent la couronne parisienne: Champigny-sur-Marne –mille habitants –, mais aussi Nanterre, Aubervilliers, Clichy, Pontoise, Sarcelles, Gentilly... En pleine décolonisation forcée, ils partagent, avec les Algériens en lutte pour leur indépendance, contrôles au faciès et couvre-feux. Mais ils ont une réputation de travailleurs dociles et increvables.
La France et le Portugal signent leurs premiers accords de main-d’œuvre en 1963. Un bureau de recrutement est même ouvert à la frontière d’Hendaye. Les Portugais vont former l’émigration clandestine la plus rapide et aussi l’immigration féminine la plus importante que la France ait connue. Ils doivent observer une «neutralité politique» sous peine d'expulsion. Accueillis «à bras ouverts» pour travailler essentiellement dans le domaine de la reconstruction, ils vont croupir dans des taudis, «véritables camps de réfugiés», et s'évertuer à cacher ces années de boue aux familles restées au pays.
En 1974, date de la révolution des Œillets, la France fermera ses portes à un régime trop «évolutionnaire» à son goût, scellant la fin des «-droits» pour les clandestins portugais.
Marina DA SILVA       Le Monde diplomatique (Janvier 2006)

Viera vivait avec sa famille dans le bidonville de Massy, où circulaient de drôles d’histoires : des histoires de paysans pauvres traversant les frontières avec pour tout papiers l’adresse d’un cousin ou d’un ami, des histoires d’hommes traqués par la police, exploités par les passeurs et les négriers… Elles renvoient aujourd’hui à l’actualité d’autres hommes auxquels ce film, aussi juste que sensible, rend un hommage universel.

Michel Abescat :

Télérama :  mars 2004