PROPOS DE LA REALISATRICE
À l’occasion de la commémoration du 50ème anniversaire du coup d'état du Chili, Ana María López, de l'Université d'Antioquia (Colombie), rencontre Lissette Orozco à propos du documentaire Le pacte d’Adriana, qui établit des ponts entre son histoire familiale et la mémoire des crimes commis durant la dictature de Pinochet.
Entretien du 15 mai 2023
Aujourd’hui est apparue une nouvelle génération qui ouvre ses propres voies d’accès à l’histoire et cherche à construire une mémoire, à donner leur place aux événements et à combattre le négationnisme. Comment as-tu vécu cet éveil politique pendant la réalisation de ton film?
J’appartiens à la troisième génération de la dictature, je suis née pendant la démocratie et je suis en mesure de témoigner que dans mon collège, on n’a jamais parlé de la dictature et que dans ma famille, le sujet n’a jamais été abordé de face car je suis née dans une famille de droite favorable à Pinochet. Durant la transition vers la démocratie que je dénomme plutôt «pour la démocratie» on s’est interdit de parler, de rapporter les choses.
J’ai commencé à tourner ce film avec une idée naïve en tête: je voulais aider ma tante à raconter sa version de l’histoire, parce que je l’aime. Pour moi, comment une personne si humaine à mes yeux, pouvait-elle faire des choses aussi inhumaines? Ce fut mon point de départ. Pourtant, au cours de la réalisation du Pacte d’Adriana j'entrepris de m'entretenir avec des avocats, je me mis à faire des recherches dans tout le cinéma chilien et à parler avec les victimes. C'est alors que je commençai à mesurer la véritable dimension de l'horreur, à voir ce que personne ne m'avait jamais montré.
Je fus, dès lors, obligée d’adopter une position éthique face à mon travail. Je fis abstraction de mon amour pour ma tante et, eu égard aux nouvelles générations, je pris une position éthique, politique et morale afin de créer une œuvre responsable reposant sur notre mémoire historique.
Comment as-tu vécu la révélation du fait que c’était effectivement elle qui mentait? Quel a été l’impact de cette révélation sur ta famille?
C’était comme si je n’étais pas en train d’affronter ma famille mais beaucoup d’autres familles, car je prenais conscience que mon secret de famille était le secret de tout un pays.
Aujourd’hui certains agents préfèrent aller en prison et garder le silence comme ma tante plutôt que de fournir des explications aux familles des victimes, ce qui est de la plus grande cruauté. Le Chili reste un pays profondément blessé par son passé car il n’y a pas eu de réelle réparation, si ce n’est quelques réparations économiques.
Ne m’être pas trahie moi-même en affrontant les miens me permet de vivre mieux. Aujourd’hui je fais partie d’un collectif nommé Historias Desobedientes (histoires désobéissantes). Ce collectif s'est formé en Argentine et maintenant nous sommes Argentins, Chiliens, Brésiliens, Uruguayens, Paraguayens et même Allemands. Tous ceux d'entre nous qui appartiennent à ce collectif sont descendants de responsables d'actes criminels, mais nous travaillons pour la mémoire, la justice et les droits humains.
50 ans après le coup d'état, le film a retrouvé une seconde vie et s'est trouvé au centre de nombreux espaces d'échange. Comment as-tu vécu cette sorte de deuxième sortie, et comment ont évolué tes réflexions sur ce qu'est le film pour toi aujourd'hui?
Ce film n’a pas suivi le circuit traditionnel. Il a été projeté dans de nombreux festivals, dans des salles de cinéma alternatif et d’art et d’essai, dans des lieux de mémoire, et même dans des lieux qui furent des lieux de torture dans mon pays.
Aujourd’hui ma tante est en prison et quand j’ai fini le film, elle était en liberté. En ce temps de commémoration, j’ai été l’objet de nombreuses critiques et de nombreuses questions concernant les raisons pour lesquelles je n’avais-pas livré mon matériel à la justice, pourquoi je n’avais pas été plus dure avec ma tante dans le film.
Malgré tout, actuellement, bien que ma tante soit en prison, je me sens beaucoup plus libre de me consacrer à apprendre, à apporter ma contribution à la mémoire historique et aux nouvelles générations.
Parle-moi de ton expérience dans le collectif des Historias Desobedientes et de ce qui s'est passé avec ta famille après la sortie de ton film.
Pour mon père et ses sœurs, qui font partie de la génération qui a vécu la peur et a grandi sous la dictature, ce fut un énorme choc…À partir de ce moment-là, pratiquement tous les membres de ma famille d’extrême droite et partisans de Pinochet ont cessé de me parler et ne me parlent plus depuis.
Avec le collectif Historias Desobedientes nous avons mené plusieurs actions. L'an dernier, nous avons été invités par la Fondation Anne Frank en Allemagne et nous y avons signé un accord de paix avec des fils et filles de nazis ainsi qu'avec des descendants de criminels d'Amérique Latine; nous avons conclu cet accord avec un «plus jamais ça». Pour nous, l'important est de mener à bien une transmission responsable de la mémoire.
D’après Ana María López, Hacemos Memoria
(Traduit par Maria Cozar)
Extraits critiques