La part Celeste

Le Troisième OEIL : Marcel Proust est un auteur réputé inadaptable à l'écran. L'évoquer à travers sa servante dans une fiction, c'est un moyen de contourner l'obstacle ?


Thibaut Gobry : Je n'adapte pas l'oeuvre de Proust à l'écran. Je raconte, selon "mon" angle, les jours d’avant et d’après la mort de l'écrivain. Je brosse un tableau de cet instant suspendu, où un homme meurt et, en quelque sorte, une oeuvre naît. Céleste Albaret, sa femme de chambre, se trouve, de façon poignante, aux premières loges. Elle est l'intime de ce moment qui voit mourir Proust. Elle est donc la voie royale pour tenir le fil du récit.


LTO : Qu'est-ce qui t'a séduit chez le personnage de Céleste ? On pourrait le trouver terne...


TG : C’est ce que je souhaiterais développer davantage dans le long-métrage que je prépare : ce lien si particulier qui a uni Céleste et Marcel pendant dix ans. Rien ne prédestinait cette fille de la campagne, simple et sans culture, à rencontrer l'un des hommes les plus érudits et créateurs de son temps. Or, elle est entrée dans sa vie jusqu'à collaborer à son oeuvre (collant les manuscrits), et même jusqu'à y figurer ! Céleste avait l'intelligence du coeur et Proust trouvait qu'elle avait du travail littéraire une compréhension plus vraie que bien des érudits intelligents, a fortiori des bêtes !

Quand on veut aborder un tel personnage, la simplicité de Céleste est précieuse : elle n'intimide pas. Comme elle le faisait avec les visiteurs, elle prend la main du spectateur pour nous introduire auprès de Proust.


LTO : Les cinéastes français privilégient beaucoup la langue, au détriment parfois de l'aspect visuel. Ici, chaque plan est particulièrement fouillé...


TG : Ce ne devrait pas être incompatible. Dans ce film, il n'aurait pas été possible de se baser sur les dialogues. D'entrée de jeu, Céleste fait remarquer que Proust "ne peut plus parler, il ne peut que tousser".

Visuellement, il s'agissait de faire exister et rendre vivant l'appartement d'un mourant. Les plans sont larges, on habite cet intérieur parisien de 1922 - le film est entièrement tourné à Troyes - avec ses odeurs, ses bruits, la texture des meubles, des rideaux… Et le moindre détail, en effet, contribue à rendre l'atmosphère de ce lieu recueilli.

LTO : Y a-t-il des cinéastes, ou des souvenirs de cinéma qui sont venus à ton secours pendant le tournage ?


TG : Pendant le tournage, c'est trop tard ! Personne ne vient plus à notre secours, vivants ou morts !

Durant les deux années qui ont précédé, je m'étais nourri des œuvres d'Antonioni, Bresson et Monteiro. Ces trois cinéastes construisent beaucoup leurs plans et ils sont tout sauf expressionnistes. Je ne voulais rien propulser brutalement devant la caméra, je voulais tout laisser venir. Rien n'allait être "ex-primé", mais tout devait donner l'impression d'être là, habitudes, gestes, présences… Que le spectateur n'ait pas l'impression qu'on lui "montre" quelque chose. C’est là, c’est tout.


LTO : Ton approche de l'intérieur de l'appartement est presque fétichiste. Ton intention était-elle d'en faire une incarnation de Proust ?


TG : Bien sûr. Proust, continuellement hors-champ dans le film, n'en est pas moins présent. Tout tourne autour de lui, tout se détermine en fonction de ce coeur invisible. Et dans l'appartement, en effet, tout parle de lui. Proust invisible, il fallait trouver mille manières de l'incarner, le figurer. Ici, le film doit beaucoup à l'inventivité et la finesse de sa décoratrice, Gwendoline Descamps, ainsi qu'aux accessoiristes qui ont reconstitué, par exemple, les manuscrits…


LTO : "La Part Céleste" est ton quatrième court-métrage. A partir de quand se sent-on vraiment cinéaste ?


TG : Comment répondre ? Il faut sans doute se sentir cinéaste dès le premier film, sinon on ne le fait même pas. D'où viendrait l'énergie, et la persévérance ? Mais il manque quelque chose si l'on est le seul à se sentir cinéaste ! Jacques Brel disait avec humour : "Moi je savais dès le début que j'étais chanteur, mais ce sont les autres qui ne le savaient pas !" Quand le moment vient où on n’est plus « tout seul à savoir », on se sent avec puissance réconcilié dans son propre sentiment.

 

Propos recueillis par Virgile Gauthrot  pour Le Troisième œil (novembre 2012)

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