Se battre_Extraits critiques

« Je n’ai rien. Je n’ai que ma vie. » Ces mots du jeune Brésilien que vous avez filmé dans votre précédent film semblent être aussi au cœur de Se battre. Comment est né ce projet ?

Quand on a fait nos films au Brésil, on était loin de penser que ce que l’on filmait là-bas allait se manifester aussi fortement en France, et si rapidement : de plus en plus de gens vivent dans un sentiment de solitude et de séparation de la société qui va bien. Pas seulement les gens dans la rue que nous sommes tous amenés à voir, mais aussi la pauvreté qui se cache, qui a honte. On en parle de manière très évènementielle, quand l’hiver est rigoureux, mais fondamentalement on n’en parle plus. C’est insupportable. Comme si notre société démocratique ignorait les millions de personnes qui sont là, dans notre pays, mais qui n’ont plus droit à ce que leur parole soit représentée. Nous voulions essayer de partir à leur rencontre. Avec une petite idée derrière la tête : le discours qui tente de dire qu’il n’y a plus de classes sociales, et que tout cela est aplani, n’est pas juste.


Vous nous proposez vraiment d’envisager ceux que vous filmez. En vous écoutant, il semble que la colère a été, non pas l’énergie du film, mais son moteur initial ?


La colère, oui. Qui s’est amplifiée. Nous avons senti ces dernières années dans le discours politique une véritable haine de classe envers les couches les plus défavorisées de nos sociétés. Nous avons entendu des mots scandaleux sur les Tsiganes, les Rmistes ou, de manière générale, sur toutes les catégories populaires qui seraient composées de profiteurs qui ne voudraient pas travailler. Considérer d’un seul coup que l’être humain ne vaut que par ce qu’il représente économiquement ou par le qualificatif dont on l’affuble (précaire, pauvre, chômeur), enfermer les gens dans ces mots pour mieux en faire des abstractions, pour mieux les éloigner de nous et de toute pensée, c’est insupportable. L’envie de ce film vient de là.

 

A l’issue de ce film, je trouve qu’il y a des paroles qui restent. La parole n’est pas massacrée. La parole des gens est belle. Elle n’est pas travaillée. Ils disent des choses qui ont une force, avec leurs mots à eux, leur truculence à eux. Ce ne sont pas les mots hachés que l’on entend à la télévision. Il y a du temps, ils naissent de quelque part. Cela me semble très important. Comme vous le disiez, il ne s’agit pas de « donner la parole », les gens ont cette parole en eux. Il faut simplement leur accorder le fait qu’ils l’ont et la place qu’elle doit prendre dans nos sociétés. Si l’on ne reconnaît pas cela, on peut se demander à quoi rime le mot démocratie. Ce film est tout sauf idéologique. Il est libre d’accès, chacun peut venir réfléchir et prendre ce qu’il a à prendre. Il n’y a pas de voie tracée. Il nous demande de savoir qui on est et qui on veut être. Je crois que c’est ça, ce film.


Entretien avec J.P. Duret et A. Santana

Propos recueillis par R. de Cacqueray

Dossier de presse de L’ACREAMP

Pourquoi avoir voulu réaliser un tel film ?

La France est en train de s'enfoncer très rapidement dans une société à deux vitesses. C'est pour cette raison, d'abord, qu'on a voulu faire ce film. Quinze millions de personnes mises à l'écart, des travailleurs pauvres, des retraités, des étudiants, des chômeurs plus ou moins jeunes, des femmes seules avec enfant… Il y a quelques années, le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye, avait très bien décrit cette situation de détresse. Non seulement ces personnes portent le poids de la culpabilité d'être pauvres, non seulement elles sont mises au bord de la route, mais, en plus, il faudrait que ce soit de leur faute ! Un Français sur cinq obligé de vivre tout ça, tout seul, dans son coin, et dont la parole n'est ni entendue ni reconnue.

On plaque sur eux des mots terribles, des mots qui font mal comme déclassés, assistés et, en plus, on voudrait nous faire croire que ces personnes n'ont rien à nous apporter. Notre film montre tout le contraire. On voulait aussi montrer tout le travail des bénévoles qui leur viennent en aide, cet échange réciproque. Lorsqu'il a vu notre film, Abderrahmane Sissako faisait remarquer qu'il n'y a pas l'épaisseur d'une feuille de papier à cigarette entre ceux qui aident et ceux qui sont aidés. C'est très juste. ……


S'agissant des associations d'entraide, les réactions ont été très diverses. Les gens des Restos du cœur de Givors nous ont très bien accueillis mais, en revanche, la direction nationale n'a pas voulu nous laisser filmer. Visiblement, le fait de ne pas contrôler la com' les gênait. Avec le Secours populaire, les choses ont été très simples. On nous a autorisés à filmer ce qu'on voulait. Parallèlement, on a commencé à rencontrer les gens que l'on voit dans le film. Ce travail de proche en proche a duré trois mois. Cent-dix heures de rushs au total. Finalement, c'est au moment du montage que l'on a commencé à imaginer la structure du film. Cinq mois de travail acharné avec la monteuse. Sept jours sur sept. En dehors du boucher et d'un chômeur en fin de droit, tous les personnages que nous avons filmés sont dans le film. Tout un peuple, qui se bat pour vivre et qu'on essaye de gommer par tous les moyens.

Propos recueillis par Franck Nouchi

(Le Monde : 04/03/2014)

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