L'institutrice_Extraits critiques
L'institutrice_Extraits critiques

Dans quelle mesure le film est-il autobiographique?


Entre l’âge de quatre ans et demi et sept ans, j’ai écrit environ cent poèmes, ou plus précisément, je les ai déclamés à mon institutrice. Le premier, intitulé «», était un poème d’amour, un amour impossible, à la sœur aînée d’un ami de mon école maternelle. Ce poème se trouve dans le film, comme d’ailleurs les autres poèmes déclamés par mon héros, qui tous ont été écrits à la même époque. Le poème «séparation», qui est cité à la fin du film, est l’un de mes derniers poèmes. J’avais même à l’époque une institutrice, poétesse à ses heures, qui a été très intriguée par mes poèmes, mais elle était très différente du personnage de Nira dans le film. À l’âge de sept ans, j’ai arrêté d’écrire des poèmes et je ne voulais plus en entendre parler. J’ai recommencé à écrire de la prose à la fin de mon service militaire, mais jamais de la poésie. J’ai laissé ces poèmes dans le placard durant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que je les ressorte et que j’envisage d’en faire la matière d’un film.

Le film a donc une dimension autobiographique évidente, des passages autobiographiques entiers qui ont nourri le scénario. Mais je peux affirmer que si l’enfant du film c’est moi, l’institutrice l’est tout autant… Cette angoisse et ce sentiment d’urgence qu’éprouve l’institutrice devant la marginalisation de l’art dans un monde de plus en plus vulgaire, sont ceux par exemple que j’ai moi-même éprouvés durant la tournée de promotion de mon film précédent, Le Policier.


Quels étaient vos choix de mise en scène dans ce film?

J’ai essayé de trouver l’équilibre entre des plans très élaborés ayant recours à la profondeur de champ pour les scènes d’ensemble, une esthétique destinée à capter les nuances de la dynamique du groupe, et des plans plus serrés, plus «», focalisant sur l’intimité d’un visage. Une manière donc d’exprimer une tension entre l’individu et le groupe, l’enfant et l’adulte, la réalité matérielle et la conscience. J’ai essayé aussi de confronter entre des vues objectives et des vues subjectives, entre les plans où les personnages sont observés et ceux où ils observent eux-mêmes. J’ai souvent utilisé aussi des extrêmes gros plans qui cassent un peu les règles, la distance appropriée dans la grammaire classique entre la caméra et les personnages, des plans «», brutaux, où l’on a l’impression que l’acteur «sur la caméra», se cogne à elle, la pénètre… Je voulais que le spectateur ait justement le sentiment de pénétrer dans l’intériorité de l’acteur, comme une volonté de tout savoir, de tout découvrir de la conscience d’un être (comme l’institutrice qui tente obstinément d’entrer dans la tête de l’enfant pour comprendre «’où viennent les mots»). L’esthétique du film traduit, et critique peut-être aussi, la nature des images contemporaines, celles de téléphones portables par exemple, cette esthétique de «», des images trop proches, trop brutales, trop intimes, trop narcissiques…

Quelles sont les racines de ce film ?

Comme dans Le Policier[2012], il y a ce désir de sonder l'âme israélienne. Il y a aussi des choses que j'ai vécues, notamment dans les festivals après la sortie du Policier : les relations entre l'art et le monde, l'artiste et la société. une sorte d'inquiétude et d'angoisse, le sentiment d'une menace et, en même temps, d'une fascination face à ces relations sadomaso d'humiliation et de soumission, le sentiment d'être dans un combat complètement déséquilibré où on connaît d'emblée les perdants et les gagnants.


Les perdants, c’est moi, moi et tous ceux qui, d’un côté, aspirent à toucher, à exposer des idées verbales et visuelles qui n’ont plus de place. Et, d’un autre côté, n’ont peut-être pas le courage de faire face au monde tel qu’il est. Les gagnants, ce sont les gens normaux. C’est vrai que, sans cette normalité, le monde n’existerait pas, ce sont les gens normaux qui font tourner le monde. Après, il y a ce qui est peut-être ma motivation principale : essayer de m’adresser à quelqu’un à travers le film, mettre sur l’écran ce que je ressens quand je regarde autour de moi et que je vois les rues de Tel-Aviv, Israël et les Israéliens. Les gens qui ont vu le film ici, dans le contexte de cette terrifiante guerre à Gaza, ont fait des liens que je trouve justes et intéressants. Pour moi, la caractéristique la plus puissante de ce conflit, c’est que c’est la normalité israélienne qui est partie en guerre. Elle a eu jusqu’à 98% de soutien chez les juifs israéliens, alors que la plus grosse manif contre la guerre a réuni, disons, 3 000… Etre normal ici, c’est soutenir la guerre. La seule vérité possible dit qu’il faut bombarder Gaza, encore et encore, jusqu’à ce qu’ils comprennent quelque chose ou qu’ils meurent. Je crois que L’Institutrice est un film qui montre le heurt frontal de l'individu contre la normalité. Avec tout ce que cette normalité recèle d'agréable, de plaisant, de commode.


Propos recueillis par Natalie Levisalles (à Tel-Aviv)  :

Libération : 09/09/2014


«y a encore trente ans, les poètes avaient un rôle central dans la société israélienne… Aujourd’hui il y a une marginalisation totale de la poésie. Le cinéma est dans le même état.

Pour moi, Nuri Bilge Ceylan n’est pas moins important qu’Ingmar Bergman, mais personne ne voit les films de Ceylan, en tout cas en Israël, alors que Bergman à son époque était vu par énormément de monde et avait un impact. Le cinéma, c’est comme la poésie. Le poète se tient debout au sommet de la montagne et dit ses textes. Mais quel peut être la signification du fait que très peu de gens voient, que très peu entendent ? Est ce qu’on peut encore parler depuis le haut de la montagne,  quand en bas tout est vide ?»

 Entretien  réalisé par Cyril Béghin

Cahiers du cinéma N° 703 (septembre 20147)

PROPOS DU RÉALISATEUR