Les trois soeurs du Yunnan_Extraits critique
Les trois soeurs du Yunnan_Extraits critique

Techniquement, quelle a été votre méthode de tournage ?

J’ai utilisé deux caméras, parfois placées dans deux directions opposées, parfois utilisées pour que

mon caméraman me relaie car l’altitude épuise en raison du manque d’oxygène.

Un premier tournage a duré cinq jours, en octobre 2010, puis je suis revenu quatre jours un mois plus tard. Pour la troisième visite qui a également duré quatre ou cinq jours, mon caméraman a tourné seul avec mes instructions, car je souffrais du « mal aigu des montagnes ». Les deux premiers tournages correspondent aux deux

premières heures du film. Mais cette fin de tournage tronquée m’a laissé une impression d’inachevé, comme si le film continuait de se faire dans ma tête.


Vos films ont une durée très variable, du court métrage (Brutality Factory, Happy Valley) au très long (À l’Ouest des rails ou Crude Oil). Pour Les Trois sœurs du Yunnan, combien d'heures aviez-vous tourné, et qu'est-ce qui a guidé le montage ?

Nous avons tourné près de deux cents heures, qui comprenaient également la vie d’autres villageois, l’environnement des fillettes, qu’on voyait notamment s’occuper de leurs cochons. J’ai aussi beaucoup filmé le père, y compris dans la ville où il travaillait, mais cela pourrait être la matière d’un autre film, c’était finalement hétérogène par rapport aux trois sœurs. Il y avait donc une vie « extérieure » plus présente dans l’ensemble des rushes. À l’arrivée, cet environnement villageois n’apparaît que dans la fête, vers la fin. Mais je précise que de même qu’il n’y a pas de son additionnel, je respecte l’ordre chronologique du tournage, sans quoi j’aurais l’impression de briser la trame, la succession des saisons, qui

se voit dans les vêtements, par exemple, et plus profondément, l’humeur des gens. Le montage, en fait, je l’imagine dès le moment où je tourne : je sens que telle séquence s’intègrera ou non dans le film. Cela me saute aux yeux.


On a l’impression que votre cinéma, bien qu’entièrement en immersion, « distille » la réalité qu’il filme.

Peut-être parce que ma méthode, qui consiste à « aller voir », traque ce qui est régulier, ce qui revient souvent dans la vie des trois fillettes. Dès que je suis revenu les filmer, j’avais réfléchi à ce que j’allais tourner, à la façon dont j’allais rendre compte de cette vie où les adultes sont pour la plupart absents car ils ont été forcés de s’exiler en ville.


Propos recueillis par Charlotte Garson au Festival des 3 Continents, novembre 2013

S’attacher à des vies individuelles dans un régime marqué par des décennies de maoïsme, est-ce faire acte de subversion politique ?

Je ne fais l’objet d’aucune pression, personne ne m’a demandé de filmer ces fillettes, mais les filmer, c’est ma façon de prêter attention à leurs vies ordinaires mais singulières, de porter en quelque sorte leur vérité, dont la société n’a que faire. À partir du moment où on travaille en prise avec la réalité, il y a forcément une portée politique de toute œuvre, car la vie politique repose sur de nombreux tabous : des gens ou des faits à ne pas montrer, à ne pas dire. Qu’on ait ou non une intention politique.


Avez-vous été inquiété par les autorités chinoises ?

Je n’ai eu aucun problème avec le gouvernement. On me laisse tranquille car mes films ne sont pas exploités en Chine. Je reste discret. Je ne soumets pas mes films au Bureau de la censure.


Quelle a été votre ligne directrice pour Les Trois Soeurs du Yunnan ?

Ma seule idée était de les filmer, elles, et pour cela, il a fallu trouver une temporalité : donner la sensation

du temps qui passe pour elles, rendre compte de leur emploi du temps, de l’absence de leur mère aussi.

Cela peut surprendre mais même si lors de mes études, j’ai aimé énormément Rossellini, Antonioni,

Visconti, Fassbinder ou Pasolini, le cinéaste qui m’a vraiment influencé, c’est Andrei Tarkovski. Il ne

s’agit pas de me comparer à lui : il y a une dimension spirituelle dans la manière dont il filme notamment

les minorités russes, qui est absente chez moi. Mais la pression que la vie a exercée sur nous, et la nécessité de tourner qui s’en dégage, fait que nos films ont certaines ressemblances. Même si cette détermination à filmer les trois sœurs ne relève pas pour moi d’une démarche spirituelle, en me focalisant sur ces « invisibles » d’aussi près, je crois que je rends leur vie plus grande. Je recherche cet effet grossissant pour que tout le monde puisse les voir. Je crois aussi que leurs sentiments ressortent à l’écran.

PROPOS DU RÉALISATEUR