La terre outragée_Extraits critiques

Une démarche ethnographique

«’ai passé beaucoup de temps avec des gens qui avaient subi la catastrophe nucléaire, j’ai fait un travail de recherche énorme. Je suis allée dans la zone et en Biélorussie qui a été également affectée par le nuage. Je me suis imprégnée du lieu. J’ai pris beaucoup de photographies de repérages. À la manière des anthropologues, j’ai vécu avec les gens pour aller vers l’intime. C’est à partir de ces histoires réelles que j’ai construit le scénario…

...j'ai constaté en les rencontrant que les gens ne parlaient pas vraiment de la catastrophe. Ils ne savaient pas ce qui s'était passé, ils ont vécu le drame dans l'ignorance et le mensonge. Je trouvais intéressant de me placer de leur point hors-champ. Le spectateur sait ce qu'est la catastrophe de Tchernobyl. Le défi c'était de faire un film, de tourner des images sur l'invisible, avec ce personnage de l'ingénieur, sorte d'Antigone, qui ne peut pas dire ce qu'il sait, jusqu'à en devenir fou.


Une censure omniprésente

… Ce qu’il faut savoir, c’est que c’est la première fois qu’une équipe de tournage a obtenu les autorisations de se rendre dans la zone. Alors ça n’a pas été simple. On n’était pas toujours d’accord là-bas avec la manière dont je montrais la catastrophe. J’ai reçu une lettre du maire de Slavoutitch (ville qui a été construite à 60 km de Tchernobyl), il trouvait que je donnais une image très négative de l’endroit. Les autorités auraient voulu que je parle du sauvetage de Tchernobyl de manière héroïque, que j’explique comment les liquidateurs se sont sacrifiés pour construire le Sarcophage. Or, il y a un déni sur les conséquences de la catastrophe. On nous a donc mis sournoisement des bâtons dans les roues. Certains endroits de la zone nous sont restés interdits, on avait en permanence avec nous des gens de la sécurité, qui étaient là officiellement pour nous protéger, mais aussi pour surveiller ce qu’on tournait. Il a fallu détourner le projet, écrire un faux scénario pour rassurer. Le temps de tournage était de plus en plus limité jour après jour. Là encore, officiellement pour ne pas nous exposer aux radiations, mais réellement pour nous empêcher de tourner".

EXTRAITS CRITIQUES

Références

«’ai vu des tas de films russes… Il y a forcément des références au cinéma soviétique, au cinéma collectiviste. Je voulais évoquer l’imagerie de l’époque, qui reprenait d’ailleurs cette symbiose entre l’homme et la nature. La terre était la mère patrie. Cette première partie est tendue par l’imminence de la catastrophe. Dans le film, on sait qu’elle va arriver. Et «’événement» survient au milieu du film comme une cassure.»

Comment est né le projet de « Terre outragée » ?

Michale Boganim : J’ai passé beaucoup de temps en Ukraine il y a quelques années, pour mon documentaire Odessa… Odessa ! J'ai visité Tchernobyl et l'endroit m'a fascinée, bouleversée. Aucun film n'y avait jamais été tourné et j'ai eu envie de raconter comment les gens, sur place, ont vécu ces événements dont ils ne savaient rien et comment ils ont vécu «'après ».


Le déracinement et l’exil sont les principaux thèmes du film.

Michale Boganim : Quand j’ai interrogé ceux qui vivaient près de Tchernobyl, je me suis aperçue que le traumatisme le plus profond a été cet arrachement à leur terre… La catastrophe en tant que telle, ils ne l’ont pas vue, raison pour laquelle on ne la voit pas non plus dans le film, mais ils en ont subi les conséquences.

Trois jours après l’accident, ils ont été évacués. Ils pensaient revenir, mais cela n’a jamais été le cas, sauf pour quelques-uns qui ont pris ce risque. Je voulais à la fois évoquer 1986la reconstruction problématique de cette population. Ce thème de l’exil me touche personnellement…


Pourquoi ?

Michale Boganim : Je suis israélienne et quand j’étais enfant, j’ai quitté mon pays du jour au lendemain, au moment de la guerre du Kippour. Une catastrophe qui n’a rien de comparable avec celle de Tchernobyl, mais qui m’a fait éprouver la brutalité et la violence de l’exil. De ce point de vue, je me sens proche des personnages de La Terre outragée.

Entretien réalisé par Olivier de Bryun (L’OBS 28/03/2012)

Propos de la réalisatrice