Toni_Propos du réalisateur

« Toni est un film qui correspond à une de mes crises de réalisme aigu, un de ces moments où on se figure que la seule façon de faire du cinématographe est d'enregistrer avec une exactitude photographique tout ce qu'on voit, y compris le grain de la peau des êtres que  l'on met devant la caméra. Pour satisfaire à ce désir de réalisme j'ai choisi une histoire qui était arrivée, un fait divers. Un de mes très bons amis était commissaire de police aux Martigues et il m'avait raconté l'histoire de Toni. Une histoire extrêmement triste, extrêmement prenante, extrêmement vraie, et une histoire qui de plus se passait dans ce milieu d'ouvriers internationaux des Martigues qui est tellement passionnant. Et la peinture de ce milieu me permettait d'insister sur une théorie qui m'a toujours été chère, à savoir que les hommes sur cette terre ne se divisent pas en nations mais se divisent peut être en catégories de travail. C'est ce que l'on fait qui est notre véritable nation. Donc, avec mon ami, nous sommes allés visiter tous les lieux où Toni avait vécu, où il avait aimé. Il a refait son enquête pour moi et peu à peu l'histoire s'est bâtie dans mon esprit. Il m'a établi un petit résumé des faits. Je suis parti de ce résumé et j'ai donc écrit Toni.


A l’époque de Toni, il y avait aussi autre chose qui me préoccupait, c’était les angles de prises de vues. J’ai beaucoup changé depuis. Mais enfin, à ce moment là, il me semblait qu’une pareille histoire pouvait justifier certains angles qui m’intéressaient.


Toni c'est donc un peu ce que nous appelons aujourd'hui du néoréalisme. Je suis parti aux Martigues, j'ai vécu avec les gens des Martigues, j'ai amené une caméra. Cette caméra, je l'ai d'ailleurs confiée à mon neveu Claude. Ca a été un de ses premiers films importants. Et voilà, nous avons tourné comme ça, avec les gens du pays et en respirant l'air du pays, en mangeant la nourriture du pays et en vivant absolument de la vie de ces ouvriers.»


Propos enregistrés et filmés en aout 1961, au moment de l’émission «Renoir vous parle de son art». Cette présentation  devait introduire la diffusion de Toni a la télévision au cours d’une rétrospective de l’œuvre de Renoir.

« Les enthousiasmes et les doutes qui m’ont conduit à la réalisation de Toni ne sont pas encore éteints en moi, et je suis convaincu qu'ils existent encore chez mon compagnon dans cette aventure : le producteur de films Pierre Gaut. C'était la grande question du «» qui était en jeu, comme elle l'est encore aujourd'hui dans notre métier. Le cinématographe peut-il se permettre la transposition ou doit-il, au contraire, se faire l'esclave de la nature ?  Devons-nous nous ranger sous la bannière de Caligari ou continuer l'expérience de Rome ville ouverte ?


Vous imaginez très bien les raisons qui nous ont poussés vers l’expérience  Toni. La  plus déterminante d'entres elles, c'est que le cinématographe, pensions-nous, reste avant tout de la photographie et que l'art de la photographie est le moins subjectif de tous les arts.  Le bon photographe (voyez Cartier-Bresson) voit le monde tel qu'il est, le sélectionne, y distingue ce qui vaut la peine d'être vu et le fixe comme par surprise, sans transposition. Et comment envisager la possibilité d'une transposition quand l'élément principal de notre métier, le visage humain, est si difficilement transposable ?


… Tout avait été mis en œuvre pour que notre travail soit aussi proche que possible du documentaire. Notre ambition était que le public  puisse imaginer qu’une caméra invisible avait filmé les phases d’un conflit sans que les êtres humains inconsciemment entraînés dans cette action s’en soient aperçus. Je n’étais probablement pas le premier à tenter semblable aventure, ni le dernier. Plus tard, le néoréalisme italien devait pousser le système jusqu’à la perfection.


Aujourd’hui, je traverse une période de ma vie où j’essaie de m’éloigner de ce réalisme extérieur et à trouver un style plus composé, plus proche de ce que nous appelons «classique». Ca ne veut pas dire que je renie Toni ; ça veut simplement dire que je suis victime de mon esprit de contradiction. A l'époque de Toni, les grands succès du cinéma français étaient basés sur l'imitation du théâtre de boulevard. Dans le drame, c'étaient les gestes un peu trop larges, les froncements de sourcils, les torsions de bouche ; dans les comédies, le sourire perpétuel de l'ingénue, l'autorité suffisante des jeunes premiers un peu fanés, et dans l'ensemble une sentimentalité que je jugeais insupportable, héritage d'un romantisme suranné. Il était normal que j'eusse envie d'opposer à ces artifices la représentation d'un fait divers dans son authentique décor naturel.


Toni est un film très primitif. Il accumule les défauts inhérents à toute entreprise ambitieuse. Je serais heureux si vous pouviez y deviner un peu de mon grand amour pour cette communauté méditerranéenne dont les Martigues sont un concentré. Ces ouvriers d’origines et de langages différents, venus en France pour trouver une vie un peu meilleure, sont les héritiers les plus authentiques de cette civilisation gréco-romaine qui nous a faits ce que nous sommes.»

Entretien :  Cahiers du cinéma N° 60 (juin 1956)

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