Les petites fugues_Extraits critiques

Cahiers : Ça fait longtemps qu’on me parle toi et du film de Francis Reusser, Tanner ; les gens du Film Collectif me parlent des Petites fugues : on savait qu’il y avait un film qui se faisait, lentement comme ça en Suisse… On disait que tu prenais tout ton temps. Pendant que tu faisais Les Petites fugues, d’autres gens ont eu le temps de faire plusieurs films ou de faire autre chose…

 

Yves Yersin : Si tu prends l’exemple de Tanner, il a fait trois films, je crois… Les Petites fugues c’est un premier film, je veux dire un premier film de long métrage avec un financement lourd. Trouver le financement nous a pris presque deux ans… j’ai pris aussi beaucoup de temps parce que j’ai assuré moi-même le financement non commercial du film ; c’est-à-dire sans l’aide de l’État suisse et l’aide des cantons. En Suisse, on peut travailler avec de l’argent des comités, de fondations culturelles, des grands magasins, des trucs comme ça. Je suis arrivé ainsi à 600 000 francs suisses. J’ai fait ce travail seul, je suis allé voir ces gens-là, ils m’ont fait poireauter presque une année en tractations, contrats, demi-contrats…


Tanner, Soutter, Reuser, Van Effenterre quand ils travaillaient en Suisse, Goretta un peu moins, les Suisses Allemands que vous connaissez sans doute moins (Dindo, Murer), ils sont partis, tous, des mêmes conditions objectives pour faire leurs films : une sorte de tiers-monde du cinéma où il n’existe rien, aucune structure, très peu d’aide de l’État. D’autre part, des contraintes énormes quand on essaie d’entrer dans les circuits commerciaux classiques, et enfin les découvertes de la Nouvelle Vague, caméra légère, découverte technique (Kudelski, Coutant), etc. Tout ça a donné la possibilité aux gens que j’ai cités, et à moi aussi (puisqu’on a commencé à peu près ensemble) de faire certains films qui n’auraient pas été possibles avant et ça a donné à ces films une certaine forme, c’est-à-dire des films intimistes où il y a peu de personnages, d’une part parce que ça revient cher d’en faire apparaître d’autres et puis aussi parce qu’on en a envie. C’était le contre-pied de quelque chose aussi. On transmet beaucoup de choses par la parole parce que c’est toujours possible de filmer en décor naturel, restreint.  C’est plus cher de travailler avec l’image qu’avec les mots. Pour en revenir aux Petites fugues, on a mis un an à écrire le scenario avec Claude Muray. La réalisation a duré deux ans, le tournage treize semaines dans une première tranche, dix jours dans une deuxième parce qu’on n’avait pas pu tourner certaines scènes. Puis, le montage a été très long.

  

Cahiers : Est-ce qu’on ne peut pas dire que tu as utilisé le temps de tournage d’un documentaire pour faire un film de fiction ? J’ai l’impression qu’il y a un énorme travail accumulé qui te permet de faire le premier plan sur le paysan et que ce travail accumulé, c’est le travail du documentaire, l’enquête, l’analyse, le regard patient de quelqu’un sur un aspect de la réalité qu’il connaît bien.

 

Yves Yersin : Dans Les Petites fugues, il y a un background, c’est peut-être le travail que j’ai fait avant sur d’autres films. Mais il n’y a pas eu du tout d’intervention de type sociologique ou statistique pour Les Petites fugues. J’avais des projets de ce type-là, mais je me trompais, je voulais aller faire des recherches sur le langage, la gestuelle, des tas de choses…

Patricia Moraz m’avait demandé de faire ce travail avec moi au niveau du scénario. On avait commencé par aller voir des ouvriers agricoles parce qu’elle ne connaissait pas du tout ça et on en a vu peut-être huit. Elle a été complètement bouleversée par ce qu’elle a vu et qui était très violent. Ils vivent de façon très aliénée, dans leur vie quotidienne, il y a une très grande violence qui l’a complètement paralysée. C’était un petit peu après La Salamandre et on s’est vraiment posé la même question que dans La Salamandre : fallait-il se placer du point de vue de l’écrivain ou du journaliste ? Celui qui trouve que la réalité est plus proche de lui dans sa chambre et dans sa tête ou sur le terrain ? Comme moi, à cette époque, je choisissais plutôt la démarche du journaliste, Patricia s’est tirée dès le début en disant : « il faudrait que je puisse travailler dans le sens de l’écrivain, mais comme je ne connais pas ce milieu je ne vais rien pouvoir faire. »

 

Cahiers : Tanner m’a dit que tu travaillais beaucoup sur les sons, que tu faisais un travail très minutieux, qu’est-ce que tu recherchais ?

… Je travaille de façon totalement libre avec le son… Par exemple… dans Les petites fugues… quand ils jouent au football pour que la bande son soit très pleine, j’ai fait beaucoup de travail avec l’ingénieur du son, d’un point de vue musical. Le bruit du vélomoteur est toujours accordé avec les musiques. Il est ralenti ou accéléré de façon à être accordé à l’oreille… Il y a aussi un travail très grand sur les ambiances sonores où je ne respecte absolument pas le naturalisme. Il y a une quantité d’animaux indescriptibles dans cette ferme, dont certains n’existent pas du tout dans le canton de Vaud. Un ornithologue aurait une crise cardiaque ! Il y a un bruit d’oiseau dont je suis persuadé que pratiquement personne ne l’entend mais ce bruit d’oiseau, il fait le silence. Un silence au cinéma c’est des bruits. J’ai dû chercher un oiseau qui donnait le silence, j’ai pris un oiseau de mer parce que certains oiseaux de mer dans notre tête sont liés à l’idée du silence, de l’espace de la solitude.  C’est des signaux. C’est ça qui est absolument passionnant dans le son.

Propos recueillis par Nathalie Heinich et Serge Toubiana

Cahiers du cinéma N° 306 (décembre 1979)

PROPOS DU RÉALISATEUR

EXTRAITS CRITIQUES