Carol_Extraits critiques

Carol réunit tout ce que vous aimez : des personnages de femmes, l’ambiance des années 50 et un regard sur une société où l’homosexualité est le révélateur d’une morale répressive. Est-ce qu’il y a aussi quelque chose de nouveau pour vous dans ce film ?

Je reviens toujours à ces choses-là, c’est vrai. Mais j’aime la nouveauté ! Elle était pour moi ici dans le fait de parler de la folie qui nous prend quand on tombe amoureux. C’est la chose qui m’a le plus frappé quand j’ai lu le roman de Patricia Highsmith. L’amour que l’on vit comme une obsession, la fascination qu’exerce la personne que l’on regarde et que l’on désire. Cela m’a conduit à explorer la question du point de vue dans une histoire d’amour. J’ai revu des grands classiques du cinéma pour observer comment le regard de la personne qui aime intervenait. C’était très instructif. Cela m’a permis de raconter cette histoire d’amour entre Thérèse et Carol en passant du point de vue de l’une à celui de l’autre. Carol est l’objet du désir d’un bout à l’autre du film, ça ne change jamais. Mais le film raconte aussi comment cet amour fait changer Thérèse, qui devient une autre femme, et comment il fait changer Carol. On voit chacune à travers le regard de l’autre.

 

Quels films vous ont inspiré ?

Surtout Brève rencontre (1945) de David Lean. En fait, j’ai vraiment copié la structure narrative de ce film. Mon film s’ouvre sur un personnage qui n’aura aucun rôle à jouer mais qui voit Thérèse et Carol, s’approche d’elles et nous permet de rentrer dans leur histoire. On revient à la même scène à la fin du film et on comprend alors tout ce que ce moment entre les deux femmes représentait. Tout ça, c’est dans Brève rencontre.


Comparé à Loin du paradis (2002), votre grand mélodrame à l’ancienne avec Juliane Moore, Carol est une histoire d’amour plus mentale. Le personnage de Thérèse vit une passion très rentrée.

C’est la grande différence. Dans le mélodrame classique, que j’adore et qui m’avait inspiré Loin du paradis, la notion de point de vue et de subjectivité des personnages n’intervient pas vraiment. C’est toujours le point de vue de la société sur les personnages qui prime. Dans Carol, on accède à l’intériorité des personnages. Cela vient beaucoup du roman de Patricia Highsmith, où le récit est entièrement enfermé dans la pensée de Thérèse, qui est la narratrice. Cette forme de narration subjective qui vient de l’intérieur d’un personnage est typique de Patricia Highsmith et de sa manière d’explorer un esprit criminel. Ce qui est amusant, c’est que le crime est très souvent, chez Patricia Highsmith, la manifestation d’une tension érotique et homosexuelle qui finit par exploser.

EXTRAITS CRITIQUES

Dans Carol, c’est inversé : on avance vers une histoire d’attirance érotique et homosexuelle mais le roman commence vraiment comme une plongée dans un esprit surchauffé, qui pourrait être criminel. Patricia Highsmith fait un lien entre la suractivité du cerveau d’un criminel et la suractivité du cerveau d’une personne amoureuse. C’est brillant. J’ai repris le livre de Barthes, Fragments d’un discours amoureux, en travaillant sur Carol car c’est vraiment de ça que parle le film : le théâtre fou et solitaire de l’imagination amoureuse.

 

Le mot homosexualité n’est jamais prononcé dans le film, ni par les deux femmes qui vivent cet amour ni par ceux qui le réprouvent. Est-ce une manière de montrer à quel point le sujet était alors tabou ?

Je ne sais même plus si le mot homosexualité est dans le roman de Patricia Highsmith. Thérèse sait qu’il y a des femmes qui portent des cheveux courts et s’habillent en costume et qui ont cet air particulier. Elle voit bien que Carol et elle ne ressemblent pas à ces femmes-là. Il n’y a, en fait, personne ne qu’elle puisse regarder en se disant : « voilà, je suis comme ça. » Elle ne peut pas mettre de mot sur ce qu’elle ressent. Elle entre dans une histoire d’amour où tout un vocabulaire lui manque. C’est très beau. Il y a eu, depuis cette époque, de grands progrès accomplis sur ce plan : une fille qui vit aujourd’hui une histoire comme celle de Thérèse peut trouver les mots pour en parler. Il y a eu aussi des progrès du point de vue de la législation pour les gays dans notre société. Mais nous avons aussi perdu quelque chose. Il y a une forme de romantisme dans cet amour sur lequel on ne peut pas même mettre un nom.

 

Peut-on dire que votre cinéma joue la carte de la séduction pour aborder des sujets radicaux et difficiles ?

Je crois. Je trouve que Carol est un film magnifique à voir et que les actrices sont superbes. La séduction est là. Mais il y a aussi, dans le comportement de Thérèse et de Carol, quelque chose d’hésitant, un frein. Il y a une anxiété dans leur amour. C’est l’anxiété que chacun de nous a pu ressentir en tombant amoureux, la peur de se risquer et de perdre, mais c’est aussi une anxiété qui raconte la place de ces deux femmes dans la société.

Interview de Todd Haynes dans Télérama.

Propos du réalisateur