Mélancolie ouvrière_Condition de tournage

Extrait du projet cinématographique de Gérard Mordillat

 

  

Si dans mes romans il n’y a pas de héros au sens masculin du terme, il y a des héroïnes : Dallas dans Les Vivants et les morts, Gigi et Mado dans Notre part des ténèbres, Anath dans Rouge dans la brume, Jenny, Xenia, Saphir etc. dans mes autres livres. Dès la lecture de l’ouvrage de Michelle Perrot, j’ai su que Lucie Baud appartenait à cette famille de femmes dont les combats sont les miens. Qu’elle faisait intimement partie de mon histoire…

 

Il ne restait que très peu de traces de Lucie Baud. Dans un texte publié en 1908 par Le Mouvement socialiste, celle qu’on appelait « la veuve Baud » relatait les grandes grèves qu’elle avait menées dans les filatures de la région grenobloise ; dans une coupure de journal, on trouvait le récit d’une altercation avec Duplan, le propriétaire de la soierie, ailleurs peut-être une photo, mais rien de plus... Son image « se profilait comme une figure énigmatique, aussi fulgurante que fugitive ».

 

(…) Avec Jean-Pierre Guérin (producteur du film), nous (…) voulions la faire renaître, lui donner enfin la place qu’elle méritait dans l’éternel combat contre « l’infinie servitude des femmes » (Rimbaud)… Lui rendre justice.

  

Dans le récit qu’elle donna de sa vie, Lucie Baud s’en tenait aux faits avec une précision, voire une sécheresse de notaire et je m’y suis tenu avec la même rigueur. Dans ce film, rien n’est dit, rien n’est montré de la condition des ouvrières de la soie qui ne soit historiquement attesté. C’était donc entre les lignes qu’il fallait entendre les émotions qui traversaient Lucie Baud, la violence des combats qui la meurtrissaient, ses doutes, ses enthousiasmes, cette « mélancolie » si justement pointée par Michelle Perrot.

 

Combattante, Lucie Baud était aussi une mère de famille, une veuve de trente-cinq ans dont les sentiments, les pensées, les colères, les élans devaient nourrir chaque plan du film. Pour rendre sensible cette dimension secrète du texte, pour éclairer ses ombres, j’ai choisi de me tourner vers les airs populaires qui, du « Temps des Cerises » aux blues des esclaves noirs américains, de tout temps, sur tous les continents, ont exprimés les douleurs, les révoltes, les espoirs des peuples.

Les conditions du tournage

Dans Mélancolie ouvrière les élans du cœur et ses tourments sont chantés; le chant n’est pas un exercice de virtuosité vocale mais l’expression de la part sensible des rôles, celle qui, accompagnée par la musique de Jean-Claude Petit, donne au film sa dimension lyrique et romantique.


Et là, deuxième hasard qui n’en n’est pas un, nous découvrîmes à Saint-Julien-Molin-Molette l’existence des Glottes rebelles, une chorale populaire animée par Rachel Paty. Avec elle, dans l’entrain et la bonne humeur, une fois par semaine tout le monde entonne des airs révolutionnaires de France et d’ailleurs.


Une grande difficulté se présentait pour la production de Mélancolie ouvrière: à Vizille comme à Voiron, il n’existait plus d’industrie soyeuse. Toutes les usines, tous les ateliers avaient disparu; les villes et leurs alentours étaient si transformés que plus rien ne subsistait de ce que Lucie Baud avait connu. Cette difficulté mettait en péril le projet lui-même.


La chance (le hasard?) voulut que François Catonné (chef opérateur) réalise un film sur une peintre, Christine Trouillet, qui habite Saint-Julien-Molin-Molette, à la frontière de la Loire et de l’Ardèche. Lors d’un déjeuner dominical, François évoqua Mélancolie ouvrière, les obstacles qui se dressaient devant nous, notamment ce problème majeur de reconstituer un atelier de tissage des années 1900.


Huit jours plus tard, avec Henri Labbé (chef décorateur) nous découvrions l’ancienne usine Perrier—connue également sous le nom de «Schemelzle», une filature qui avait cessé toute activité en 2003.


Delphine Gaud (danseuse et chorégraphe) et Franck Besson (régisseur de théâtre), les nouveaux propriétaires, en avaient fait leur lieu de vie de travail. Mais ils avaient eu la lumineuse idée de conserver un atelier d’une trentaine de métiers de 1900… Miracle: certains pouvaient être remis en fonctionnement! Le film devenait possible. (…)


Pour celles et ceux de Saint-Julien-Molin-Molette, pour ceux d’ailleurs comme pour moi, il y aura désormais un avant et un après Mélancolie ouvrière. Jean Cocteau écrivait des mots que je fais miens: «privilège du cinématographe, c'est qu'il permet à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve».

En redonnant vie à Lucie Baud, à ses passions, à ses douleurs, avec ceux de Saint-Julien-Molin-Molette nous avons partagé le même rêve de cinéma; partagé l’idée que les femmes et les hommes doivent vivre poétiquement et politiquement sur la terre.


Gérard Mordillat

Propos du réalisateur