Donbass_Extraits_critiques

NOTE D’INTENTION de Serge Loznitsa

Il existe un dicton banal: lorsque l’histoire se répète, la première fois c’est sous la forme d’une tragédie et la seconde d’une farce. Ce n’est pas vrai. Il existe un troisième reflet des mêmes événements, de la même intrigue - le reflet déformé d’un monde souterrain dans un miroir incurvé. L’intrigue est improbable et en même temps réaliste; elle existe vraiment, près de nous», écrit Varlam Chalamov dans sa nouvelle Douleur.

Les mots de Chalamov donnent une description précise de la situation actuelle d’un territoire que l’on appelait jadis l’Union Soviétique. Ils décrivent aussi le sujet du film que j’ai fait: le reflet déformé d’un monde souterrain dans un miroir incurvé. Le film se déroule dans le Donbass, une région de l’Est de l’Ukraine occupée par divers gangs. La guerre continue entre l’armée ukrainienne, soutenue par des volontaires, et les gangs séparatistes soutenus par les troupes russes. C’est une guerre hybride qui se déroule en même temps qu’un conflit armé, accompagné de meurtres et de vols à une échelle massive et se traduisant par l’humiliation progressive des civils. Partout, il n’y a que peur, trahison, haine et violence. L’état de guerre a atteint son paroxysme. Les situations et les circonstances qui semblent absurdes, grotesques, voire comiques et impossibles à imaginer, se passent véritablement. Parfois, ceux qui participent aux événements ne parviennent pas à croire que cela leur arrive réellement. Et pourtant, c’est vrai. Ces événements adviennent parce que la logique implacable du monde souterrain qui a affecté toutes les générations nées et élevées dans la catastrophe qu’a été l’URSS dicte ses propres règles. Selon moi, la guerre qui fait rage actuellement est à la fois une guerre patriotique et une guerre civile. L’une des principales raisons de cette guerre, qui a débuté en 2014, est la chute de l’URSS et l’échec du «d’avenir» soviétique. Un tel effondrement aurait pu être suivi par des réformes fondamentales et une complète réorganisation de la société ou par sa décadence régulière jusqu’à sa destruction. Dans ce cas particulier, la première possibilité après l’effondrement de l’URSS était une réforme progressive ayant pour but la création d’un modèle de développement à l’européenne (en mettant l’accent sur les droits individuels, la loi et le respect de la propriété privée); la seconde possibilité était le retour à une existence du type régime totalitaire soviétique. Ces deux possibilités sont totalement incompatibles ou plutôt, elles s’excluent mutuellement. Les Ukrainiens, dans leur écrasante majorité, ont choisi le modèle européen, alors que la Russie s’est rapidement redirigée vers un modèle soviétique. Il faut garder en tête que le Donbass est une région industrielle qui s’est développée pendant la première moitié du XXème siècle en employant des travailleurs qui n’étaient pas payés: les prisonniers du goulag. Leurs descendants se sont installés dans la région et ont fondé une étrange communauté autour des usines et dans les baraques des camps. Ces dernières années, surtout sous l’ancien président Viktor Ianoukovytch qui était originaire du Donbass, la région s’est considérablement criminalisée.

Voilà pourquoi, avec le soutien militaire et financier du voisin de l’Est, des groupes paramilitaires ont pu se partager le territoire et s’emparer du pouvoir, suite à la révolution de Maïdan. La guerre continue parce que la Russie soutient le mouvement séparatiste financièrement et militairement. Son but est simple: empêcher l’Ukraine de devenir un État indépendant. Mais ça, c’est une autre histoire… Ce qui m’intéresse et me concerne au premier chef, c’est le type d’êtres humains engendrés par une société dans laquelle l’agressivité, le déclin et la désagrégation sont les maîtres. Ce sont les gens, leur mentalité et les relations qu’ils entretiennent qui préparent le terrain des catastrophes historiques. La nature humaine se révèle lorsque la société s’écroule, quand les lois ne s’appliquent plus, quand le sol s’ouvre sous nos pieds, quand on ne peut plus s’appuyer sur les institutions mais seulement sur sa force spirituelle (qu’on en soit doté ou pas) pour résister au chaos. C’est dans ces moments (généralement pendant des périodes de grande instabilité dues aux guerres) que la notion d’humanité se définit pour les années à venir. (…) Même si ce film est une œuvre de fiction, il est inspiré d’événements réels, aussi incroyables qu’ils puissent paraître. (…). Ces épisodes sont liés par différents personnages qui nous guident dans le récit d’une situation à l’autre. On passe progressivement d’une comédie absurde à une tragédie absurde. Les protagonistes sont des citoyens ordinaires. Quand j’étais enfant, à la maternelle, nous avions notamment des cours de musique. Nous dansions et chantions. Il y avait un piano au milieu de la classe et l’institutrice jouait des chansons pour enfants ou des chants patriotiques. Parfois, elle nous faisait jouer aux chaises musicales, ce que je détestais. (…) En un sens, ce jeu reproduit un mode de comportement de base et nous fait réfléchir aux notions de compétition et de sélection naturelle. Mais ce qui m’énerve le plus dans ce jeu c’est qu’on dépend du désir d’autrui, du caprice de la personne qui joue la musique et décide de l’arrêter. Alors que je réfléchissais à ce film, j’ai repensé au jeu des chaises musicales, à combien je le détestais, et soudain j’ai compris quelque chose… Imaginez une maternelle de Donetsk. Des enfants jouent innocemment aux chaises musicales. Les tirs d’obus commencent. Très rapidement, dans la panique, les enfants et les institutrices descendent à la cave. La classe est vide, (…) on entend des bruits d’explosion… Un chat miaule, apeuré. Soudain, un des meubles s’ouvre. Un petit garçon de cinq ans en sort. Il prend une chaise accidentellement renversée par un des enfants en fuite, la met au milieu de la pièce et s’assoit. Au loin, on entend des explosions…

Dossier de presse, Serge LOZNITSA

  

Propos du réalisateur

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