03-03-Little Palestine_Extraits critiques

Interview d’Abdallah AL-KHATIB


Quelle est votre relation avec la caméra, comment avez-vous commencé à filmer?

Avant la Révolution Syrienne et le siège de Yarmouk, je n’avais jamais utilisé une caméra. La Révolution a tout changé, le rôle de chacun a été transformé par l’urgence politique. Hassan Hassan, mon ami proche, s’est mis à filmer dès le début des événements. Lorsqu’il a décidé de quitter le camp après l’intensification du siège, il m’a confié sa caméra. (…) Puis il a tenté de franchir clandestinement le checkpoint, et il s’est fait arrêter par les forces du régime syrien qui l’ont torturé à mort. Hassan était parti, et j’avais gardé sa caméra. Je ne savais pas comment l’utiliser, mais je me sentais le devoir de filmer et de documenter notre quotidien et les crimes commis par le régime syrien contre les Palestiniens. J’ai commencé à filmer et à accumuler des séquences, mais je me suis abstenu de les mettre en ligne et de les faire circuler, ne sachant pas comment, ni quand ni qui pourrait les utiliser. Je n’avais pas le sentiment que ces séquences m’appartenaient, parce qu’elles contenaient des réalités et des histoires des personnes vivant en état de siège. Ma seule préoccupation était qu’elles soient utilisées dans un contexte qui rende justice à la souffrance de ces gens. Je filmais sans imaginer qu’un jour j’envisagerais d’en faire un film. Je ne savais pas que je survivrais au siège. Après avoir quitté Yarmouk, à chaque étape de mon déplacement d’un lieu à l’autre, et même après avoir atteint le nord de la Syrie et être entré clandestinement en Turquie, je n’ai conservé aucun des disques durs, de peur qu’ils ne soient confisqués ou détruits. Je les avais confiés à des amis qui les ont acheminés en lieu sûr. Ce n’est qu’à mon arrivée en Allemagne que j’ai pu voir le contenu des disques et que j’ai commencé à travailler sur l’écriture et le montage du film.


Quel est votre rapport à la caméra aujourd’hui?

La principale raison pour laquelle je filme autant aujourd’hui est qu’il était difficile de le faire pendant le siège. Des caméras étaient disponibles, mais nous devions être très économes, sûrs de ce que nous allions filmer, car nous étions limités par la durée de vie des batteries, la capacité de stockage des cartes-mémoire et du disque dur. Les coupures de courant intempestives rendaient le chargement des batteries difficile, et la mise en ligne du matériel impossible.


Dans la scène avec les enfants qui ramassent et mangent des herbes dans un champ, les aviez-vous remarqués auparavant ou bien êtes-vous tombé sur eux par hasard?

Je prenais la caméra et je me promenais sans but précis. Je n’étais pas très conscient des choix que je faisais pour filmer telle ou telle scène. Dans l’une des dernières scènes du film, on voit Tasnim, la petite fille, en train de ramasser des herbes et en arrière-plan, on entend le bruit des bombardements. Certains de mes amis ont pensé que nous avions ajouté cet effet en postproduction.

Or le son est réel, un bombardement avait lieu à ce moment-là. La plupart du temps, les gens évitaient de s’y rendre parce qu’ils avaient peur des explosions et des balles de sniper. J’avais moi-même très peur lorsque je traversais cette zone avec ma caméra. J’ai trouvé la scène étonnante, alors j’ai décidé de m’approcher avec ma caméra pour lui parler.


J’aimerais vous interroger sur la perception du temps pendant le siège: comment avez-vous réussi à transformer cette expérience vécue en une forme cinématographique aussi authentique?

Le siège bouleverse la temporalité. La notion de journée change. Une journée ne se définit plus par le lever et le coucher du soleil, mais par votre première et dernière bouchée de nourriture. En état de siège, les gens ne se réfèrent plus aux salutations habituelles du matin ou du soir, ils demandent plutôt: «’as-tu mangé aujourd’hui?». Peu importe que l’on soit vendredi ou samedi. Les déplacements sont liés à la recherche de nourriture, le temps y devient donc également lié. Le temps en état de siège est long et morbide.


Pouvez-vous nous parler de la façon dont les relations humaines ont évolué pendant le siège?

Le siège a provoqué deux types de changement: un changement social, bouleversant les relations des gens entre eux, et un changement personnel, psychologique, impliquant la relation de chaque personne à elle-même. Sur le plan social, le changement a été radical, faisant ressortir les aspects les plus durs de chacun, les plus sombres et les plus mauvais, mais parfois les plus nobles et les plus généreux. Par exemple, un homme qui vendait clandestinement une boîte de lait en poudre pour cent dollars pouvait également être l’homme qui se précipitait pour sauver une enfant abandonnée par ses parents lorsqu’ils fuyaient leur maison dévastée. L’instinct de survie a prévalu sur nos comportements habituels. Il a dicté qui vivrait et qui mourrait. Moi-même, je n’étais pas innocent, il m’arrivait de commettre de petits actes mesquins dont j’ai honte aujourd’hui. En fin de compte, nous sommes tous humains et nous ne pouvons pas porter de jugement de valeur sur ceux qui ont vécu ce siège.


Comment le siège vous a-t-il changé personnellement? Vous a-t-il inspiré une sensibilité artistique ou cinématographique particulière?

Je ne suis jamais allé filmer les victimes de bombardements, ou le cadavre décharné d’une personne morte de faim, et ce, malgré la portée qu’aurait pu avoir ce genre d’images pour illustrer le quotidien dans le camp: les bombardements, la famine, la mort. J’ai sciemment choisi de ne pas filmer cela et de ne pas vendre mes images aux médias ou aux chaînes d’information. Je ne le faisais pas pour devenir cinéaste, je ne savais pas ce que cela signifiait. Je ne suis jamais allé au cinéma. (…) En bref, j’avais envie de documenter l’expérience humaine de manière poétique, dans toutes ses contradictions, plutôt que de documenter des crimes de guerre et de monter des dossiers pour violation des droits de l’homme.


Propos recueillis par Rasha Salti, Dossier de Presse

Propos du réalisateur Abdallah AL-KHATIB

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