Pourquoi ce titre, Le genou d’Ahed ?
Pour faire référence à Ahed Tamimi, adolescente palestinienne contestataire. Elle et sa famille habitent dans un petit village de Cisjordanie. Elle est née et a grandi sous occupation israélienne. Quand un groupe de soldats a voulu entrer dans sa maison, elle a giflé l’un d’eux et a été arrêtée et emprisonnée pendant neuf mois. C’était en 2018, elle avait 16 ans. Son histoire a fait beaucoup de bruit en Israël et dans le monde arabe. Pour les Palestiniens, elle est devenue une héroïne, pour les Israéliens une terroriste. Un député israélien a appelé sur Twitter à tirer dans son genou afin de la rendre handicapée. Je tenais à démarrer mon film avec ça : le genou, qui est finalement très peu filmé au cinéma. Ce n’est peut-être pas la partie du corps la plus belle, mais c’est un vrai mélange de force et de fragilité. J’aimais aussi l’idée de la référence au film Le genou de Claire d’éric Rohmer. En remplaçant le prénom Claire, je datais mon film, je le plaçais dans son époque, celle d’Ahed Tamimi. Le genou d’Ahed, c’est un autre monde que celui de Claire, c’est le monde d’aujourd’hui. Et aujourd’hui, dans tous les pays, on veut briser des genoux d’Ahed, alors il faut aller partout les filmer et les sublimer.
Sans qu’on la voie dans le film, la mère du héros est très importante.
J’ai du mal à dire ce que la mère représente dans le film. Il me semble qu’elle est telle que ma mère était : une mère très proche du protagoniste, son associée artistique, idéologique, qui agonise. Dans le film, elle est la co-scénariste (mon père, écrivain, a été mon co-scénariste sur Synonymes). Et les messages que Y. lui envoie sont peut-être ses seuls moments de tendresse.
Y., déteste ce qu’il voit. C’est un être en conflit avec tout ce qui l’entoure : les gens, le paysage... et il l’exprime en se montrant très souvent insensible. Les seuls instants où il est atteint, c’est lorsqu’il veut transmettre ce qu’il vit et ce qu’il voit à sa mère. Là, il se comporte de façon différente. Il filme avec douceur, avec affection, avec émerveillement, avec curiosité, le miracle d’être en plein désert. Quand ça s’arrête, il redevient aveugle, hostile. Il se souvient de cette formule : « A la fin, c’est la géographie qui gagne. » Ma mère disait cette phrase pour signifier qu’Israël est un pays sans futur, pour essayer de nous encourager, mon frère et moi, à quitter le pays, bien qu’elle n’ait jamais envisagé de le faire elle-même.
Les propos sur Israël par votre héros sont très forts et injurieux, il parle d’abjection... Pourquoi ce choix radical de mots ?
Il y a une ambivalence de pensée envers notre pays de la part des cinéastes israéliens, conséquence de cette fameuse phrase : « la situation chez nous est complexe ». Ce sentiment de la complexité, dont j’ai parlé moi aussi, m’est apparu avec le temps comme une forme de mollesse, un cliché artistique et politique. C’est la haine du pays, c’est l’amour du pays. On devient tous accro à ça. Le problème est que, quel que soit le film qu’on veut réaliser sur Israël, le pays sera toujours encore plus fou et extrême. J’ai voulu me donner entièrement aux sentiments radicaux suscités par mon pays à travers les mots. Je voulais dessiner un carré noir à la manière du peintre Mark Rothko. La série d’injures est prononcée par un visage marqué par la vulnérabilité, par une bouche en forme de mitrailleuse, dans un rythme qui forcément transforme le discours en un cri strident, la parole en un balbutiement et la victoire rhétorique en un écroulement (à la fin mon héros tombe littéralement à genoux). Tout cela crée aussi de l’ambivalence, mais ce n’est plus ce cliché de « la réalité est toujours complexe » ou « il y a toujours du pour et du contre ».
Entre en jeu un autre de vos codes artistiques : le tempo, parfois très fort, de la voix lors de ces monologues frénétiques, ce que vous avez appelé le cri strident. Comment parvenez-vous à obtenir cette scansion si particulière ?
Quand je dirigeais l’acteur pendant la séquence où il se met en transe verbale, je cherchais à ce qu’il atteigne une articulation spéciale. C’était tellement déterminant pour moi que j’ai tourné la scène allongée sur le sable : invisible à la caméra, j’appuyais avec mes mains sur le pied du comédien, sur sa chaussure, pour lui donner le tempo, les moments où il fallait accentuer sur certains mots. Je voulais que cette musique pénètre le crâne de ceux qui vont entendre ce discours. Il me semble que c’est le tempo qui subvertit les mots, qui les transforme de simples éléments porteurs de sens en toutes sortes d’autres choses (donc d’une certaine manière aussi en non-mots). C’est ce qui résume finalement le monologue entier aussi à un cri, à un aveu de désespoir, de faiblesse (alors que porter un discours radical et bien articulé, c’est une parade triomphante), à une prière. C’est un peu comme certaines chansons de rap, un grand modèle pour mon cinéma, où les mots, presque nus sans la présence des instruments musicaux, sont à la fois omnipotents et presque incompréhensibles.
Lors de cette séquence marquante, le héros est-il victime de sa propre intensité ?
Absolument ! Il dit tout. Il s’adresse autant à Yahalom à côté de lui qu’au désert lui-même. Et, évidemment, tout dire est impossible sans la puissance du souffle. Parler haut et fort, c’est un peu aussi se mettre en danger. D’ailleurs le danger inonde tout le film. Par son bouillonnement prêt à exploser, mon personnage principal propage des émotions, des sensations qui sont pour moi du mouvement. C’est le synonyme de l’espoir. Dans mes films, que ce soit Le Policier, L’institutrice ou Synonymes, il y a la notion de super-héros terriblement fort, mais paradoxalement aussi terriblement faible, car incapable de s’intégrer à la société des hommes. Le genou d’Ahed infléchit ça. Le héros ne peut pas refuser le contact de cette jeune femme fonctionnaire, il ne peut pas refuser l’appel de sa petite sœur : « Sois bon! ». Il ne peut pas ne pas sentir sa main sur sa joue. Il est avant tout humain, autant par sa curiosité des autres que par son antipathie à certains moments du film.
Et si vous deviez synthétiser votre histoire, que diriez-vous?
Le film se base sur une trame simple, linéaire : un homme arrive dans un territoire inconnu et bouleverse tout, y compris lui-même. C’est presque la structure classique des westerns. Le genou d’Ahed, c’est le récit d’une journée à travers laquelle le personnage principal va au-devant de ses propres limites. Il se prend pour un monstre ou un surhomme, un diable ou un prophète. Mais finalement peut-être qu’il n’est ni l’un, ni l’autre, juste une personne en crise personnelle dans une société en crise collective.
Par Virginie Apiou, Dossier de Presse
Propos du réalisateur
Extraits critiques