03-03-Un corps sous la lave_Extraits critiques

PROPOS du REALISATEUR

Nous suivons trois fuyards qui tentent d’échapper à leur poursuivants, soldats de Christophe Colomb et trois femmes dont deux se consacrent à guérir la plus jeune d’entre elles. Le film a une dimension contemplative et nous sommes pris par la forte présence des personnages et des paysages. Mais, soudain, vers la fin, est soulignée la dimension politique du film. Quel rôle a joué le montage dans la construction du fil narratif?


Ça a peut-être été l’étape la plus compliquée, car nous ne voulions pas que le film soit la seule transposition du scénario. Nous sommes partis avec ces éléments: des hommes fuient l’équipage de Christophe Colomb; deux sœurs voyagent en quête d’un remède; une histoire s’inscrit dans la geste héroïque; une autre dans l’humanité souffrante. Et le film serait terminé quand ces deux histoires coexisteraient. Puis le scénario s’est développé et a été réécrit au moment du tournage. Mais la structure qui fonctionnait sur le papier ne marchait pas au montage. Avec Manuel Muñoz, le monteur, il a fallu remettre sur la table toutes les pièces dans le désordre, et essayer divers assemblages jusqu’à trouver la forme qui correspondait au film. Manuel a su créer les liens non causals, les résonances qui tiennent plus de l’émotion et du sensoriel que de la logique. Il nous fallait parvenir à une cohérence entre la forme et le fond du film. Si nous voulions considérer cette histoire comme émancipatrice, la forme devait l’être également.


Vous vous étiez déjà documentés sur l’histoire des Canaries et la façon dont elles constituèrent terrain d’expérimentation pour l’exploitation coloniale avant la «écouverte» à l’occasion de votre film précédent, Plus Ultra. Pouvez-vous nous en dire plus?


Les îles Canaries ont été un marchepied vers la conquête du «Nouveau Monde», une enclave géostratégique majeure durant la colonisation de l’autre côté de l’Atlantique. À l’époque où se déroule le film, l’archipel n’avait pas encore été entièrement conquis. L’île de Tenerife, par exemple, a opposé une très forte résistance à la colonisation, ainsi dans certains des lieux de tournage comme le massif d’Anaga qui fut un grand foyer de résistance guanche (guanches: aborigènes pré-européens, ancêtres mythiques des canariens). D'autres régions ont constitué un laboratoire des stratégies de terreur et de domination que les colons ont ensuite exportées à l'autre bout du monde: médiation intéressée entre les populations indigènes en conflit, évangélisation forcée, propagation de maladies infectieuses, violences sexuelles, processus d'assimilation et d'acculturation, etc. C'est sur ces îles que furent construites les premières usines sucrières, ou que s'élevèrent les premières villes coloniales, telle La Laguna sur l'île de Tenerife.


Une autre chose m’a plu dans le film: la relation que vous instaurez entre la Galice et les Canaries, deux régions et deux cultures en général présentées comme très différentes.


Cette relation est pour nous évidente, mais c’est vrai, beaucoup de gens y voient deux mondes antagonistes. Or ils ont énormément en commun. Peut-être parce que ce sont deux territoires périphériques, éloignés des centres de pouvoir, ou parce qu’ils ont tous les deux connu la traite humaine…


L’influence de la terre et des phénomènes naturels d’un lieu sur les êtres qui y vivent, jouait déjà un rôle clé dans votre court métrage Montañas ardientes que vomitan fuego (2016), et la figure de la sorcière symbolisait déjà la résistance dans Sin Dios ni Santa María (2015). Dans quelle mesure ces aspects définissent-ils votre cinéma? Cela infuse un mystère et un sentiment d'ubiquité qui a quelque chose de fantasmagorique, de très «» [mouvement culturel et artistique apparu au début des années 2000, où les œuvres se construisent à partir d'une trace en provenance du passé].

Il est difficile de penser notre histoire sans voir apparaître la mort et sa danse macabre. Nous portons un passé lourd de violence et d’horreur qui guette sans cesse notre présent le plus immédiat. Mais ce poids ne doit pas occulter toutes les formes de résistance qui se sont élevées contre un ordre qui condamnait, et condamne encore à la misère. Pour faire ressurgir cette mémoire, pour montrer la coexistence de différentes époques sur un même plan, le cinéma nous semble idéal. C’est un médium intrinsèquement évocateur et spectral, qui peut habiter la frontière entre la réalité et son étrangeté, entre la veille et le sommeil. Ce que l’on voit à l’écran n’est jamais vraiment là, tout n’est que temps et mouvement. Une projection de nos peurs et de nos désirs.

Le cinéma peut montrer les traces de l’absence. Absence d’un village, d’un geste, d’une idée. Un corps sous la lave n’a pas vocation à recréer les Canaries autochtones. Notre intention est de porter le regard sur la violence perpétrée sur des corps et une culture dont il ne reste que quelques traces. En ce sens, le corps momifié qui apparaît dans le film pourrait être l’unique témoin de la barbarie qui s’est abattue sur ces terres.

Le cinéma nous permet ainsi de révéler des problématiques et des blessures encore à vif ou latentes dans le magma incandescent qu’est la mémoire collective. La mémoire de nos personnages, de ceux qui ont été invisibilisés et enterrés par l’Histoire, doit être imaginée pour exister et rester vivante. Un corps sous la lave endosse une douleur issue de l'absence de ces corps, de ces mondes et de ces imaginaires que l'ordre colonial et patriarcal a cherché à éliminer.


Utiliser des images de Alba de América (1951), de Juan de Orduña, peut tenir de l'exorcisme. C'est une façon de réfuter le mythe fondateur de l'hispanité au moyen d'un anachronisme symbole du legs culturel franquiste.


Nous voulons abolir la distance prise avec le passé. La notion de temps révolu tient de la construction idéologique. Avec ce film, nous avons voulu explorer la fiction historique car les récits et les mythes qu’ils élaborent, nous traversent, nous poursuivent, comme les marins d’Alba de América poursuivent nos personnages. Il y a cette phrase de Charles Péguy: «la révolution, c’est remettre en place des choses très anciennes mais oubliées.» Elle nous a beaucoup inspirés, car elle énonce ce que nous essayons de faire de façon intuitive: faire bouger les lignes entre le présent et le passé. Loin d’une version linéaire de l’histoire, nous préférons la considérer comme une combinaison de passages et de ponts à travers des temps et des espaces différents, l’utilisant pour tisser des complicités qui nous donnent l’occasion d’entrer en empathie avec des sensibilités et des luttes lointaines, celles menées par ces dissidents; des femmes et des hommes dont les croyances et les valeurs se sont écartées du chemin tracé par l’histoire officielle. Nous tentons d’invoquer ces croyances et ces valeurs par la fiction, en spéculant sur un passé caché, un passé sur lequel nous souhaitons projeter nos propres peurs et nos propres désirs.

De la même manière, la relation entre le temps historique et le temps géologique, entre le milieu et ceux qui en ont fait et en font partie, est très présente dans le film. Si le récit se situe dans un temps qui nous semble historiquement très éloigné du nôtre, à l’échelle de temps géologiques, cet écart est bien moins important. Pour nous, le cinéma doit être une expérience qui aiguise la perception. Dans ce film, nous avons cherché à invoquer les fantômes du passé en créant l’illusion d’une époque non par la description ou la représentation, mais par l’évocation. Nous avons essayé de dépasser le réalisme censé correspondre au «historique», de ne pas faire un portrait prétendument neutre, aseptisé.

L’art qui nous intéresse est celui qui prend parti et propose sa propre vision du monde.


D’après le dossier de Presse: Extraits d'entretiens menés par David Bizarro pour Agente Provocador, et par Mauro Lukasievicz pour Caligari  traduits de l’espagnol par Chloé Leleu.

Extraits critiques