L'étrange affaire Angelica_Propos du réalisateur
L'étrange affaire Angelica_Propos du réalisateur

Qu’est-ce qui est « essentiel » dans Angélica ? N’est ce pas précisément la transformation ?


M.O. : L’essentiel est le destin d’Isaac. C’est sur Isaac, le photographe, que le film porte depuis le début. C’est un homme cultivé et spirituel, avec un penchant pour la métaphysique, ce qui permet

d’expliquer la fin du film. Il y a tout de même un grand compromis que j’ai dû faire : lorsque Isaac meurt, son esprit persiste. Cette fin est la partie la plus compromettante du film. S’il mourait, le film serait fini. Mais il survit. Son âme va retrouver l’esprit d’Angélica. D’un autre côté, le destin pourrait signifier que la seule vraie libération de l’Homme est la mort, comme nous montre Dreyer dans Gertrud : la recherche d'un amour absolu qui ne se trouve que dans la mort. Ensuite, il y a la violence des bêcheurs. Le chant des travailleurs est l'antidote du pessimisme. Il soulage du négativisme qui peut flotter tout au long du film, surtout à la fin. Mais pourtant, il y a des choses étranges qui le sont parce que l'on ne peut pas les surmonter.


A.P. : Ce film reprend, encore une fois, la problématique des « amours frustrés » qui a parcouru tout votre cinéma.


M.O. : L’amour est abstrait et absolu. C’est-à-dire, la vraie passion entre deux êtres est si violente qu’elle ne les laisse même pas avoir d’enfants. Ceux-ci représenteraient une distraction face à l’amour absolu. L’amour absolu est le désir de l’androgynie, l’envie de deux êtres de s’unir en un seul. C’est un désir impossible mais réel. Tout est violent ici, c’est un film extrêmement. violent. C’est une violence beaucoup plus grande que celle de mes films de guerre, où la violence est plus ou moins calculée : elle est réelle, elle tue. C’est une violence de l’individu, de la personne. Filmer, photographier est violent. Un jour, j’ai dit qu’un réalisateur est comme un assassin. Comme l’un ne peut s’empêcher de tuer, l’autre ne peut s’empêcher de filmer. C’est une attraction personnelle et fatale parce qu’elle n’a rien à voir avec la vie. La vie c’est autre chose.


A.P. : Pour vous, qu’est-ce que le cinéma,

maintenant ?

M.O. : C’est le même cinéma que celui des frères Lumière, de Méliès et de Max Linder. Là, vous avez le réalisme, la fantaisie et le comique. Il n’y a rien à ajouter à tout ça, absolument rien.


A.P. : Et le tragique ?


M.O. : Le tragique est dans le réalisme. La réalité est tragique : l’homme meurt. C’est sa propre limite. On ne peut pas aller plus loin que la photographie. Ce qui a vraiment évolué, c’est la technique. Mais la technique appartient à la science et l’art appartient à l’expression. La technique n’est pas l’expression, même si elle peut l’aider, mais cela est autre chose. L’essentiel est dans le réalisme, le fantastique et dans le comique.


A.P. : Angélica est aussi un film sur la progression  et la transformation de la technique. Une des scènes montre un tracteur qui travaille la terre. La terre est éternelle : elle demeure là, avant et après la technique, comme le vin.


M.O. : La terre ne change pas. L’art ne change pas. Parce que la psychologie de l’homme ne change pas non plus. Elle peut être éduquée ou préparée, mais elle ne s’altère pas. L’homme est animé par l’espoir.


A.P. : Si la terre, comme l’art, ne change pas, Isaac, étant artiste, est quelqu’un qui n’a pas de terre et qui ne travaille pas la terre.


M.O. : Ni le Juif, ni l’artiste ne possèdent de terre. Mais elle est enracinée dans leurs instincts, dans leur don de réalisateur, comme pour un peintre ou n’importe quel artiste. Disons que je crois au destin, à la métaphysique des anges. Rembrandt a créé de nombreux autoportraits, il s’est peint toute sa vie. La seule chose qui est restée identique est son regard. Un réalisateur hollandais a filmé, en plan rapproché, les yeux des autoportraits de Rembrandt [Bert Haanstra] et a noté qu’ils restaient toujours les mêmes, inchangés. Pourtant le visage changeait, vieillissait. A propos de ces derniers tableaux, il disait “Vanity, vanity, all is vanity”. Les prix et les applaudissements sont pure vanité.»


Entretien (extraits)

d’Antonio Preto avec Manoel de Oliveira

(Lisbonne : 14/04/2010)

Propos du réalisateur