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Carte blanche à Bernard Pharisien


Carte blanche

L’association Pierre Chaussin me donne «carte blanche.» Je la remercie vivement de m'avoir invité à cette première initiative du printemps 2008 située à quelques jours du 40ème anniversaire d'un Festival de Cannes quelque peu agité dont les médias ne vont pas tarder à nous abreuver d'images et de commentaires.

En décalage avec l’actualité, j’évoquerai plutôt le 60ème anniversaire, celui du Festival de 1948. Pas de palme d'or cette année là ! Et pour cause, la 3e édition n’a pas lieu. Le gouvernement de l’époque ne croit pas à cette manifestation et refuse d’accorder les crédits nécessaires à son organisation. Des débuts difficiles que l’on a du mal à imaginer aujourd'hui ! Parmi les pionniers qui, à l’époque, croient en cette initiative devenue aujourd’hui l’un des rendez-vous incontournables du cinéma mondial, un membre du comité d’organisation qui représente en son sein la Fédération du spectacle CGT, un militant qui manifeste alors sa déception et ne ménage pas sa peine pour que La Croisette accueille de nouveau, en 1949 (1), le monde du 7ème Art: Pierre Renoir, frère aîné de Jean, qui fréquenta notre département durant plus de soixante ans. Ami, confident et on ne peut plus proche collaborateur de Louis Jouvet, Pierre fut l’un des grands hommes de théâtre de sa génération. Mais le cinéma lui doit beaucoup, d’où ce clin d’œil en forme d’hommage.


De même que j’ai préféré parler du Festival de Cannes  manqué de 1948 plutôt que de celui mouvementé de 1968, je poursuivrai mon propos en évoquant un film que Jean Renoir n'a jamais pu réaliser. À son grand regret sans doute ! Ce projet non abouti, déposé en 1935 à l'Association française des auteurs de films, Jean l'a beaucoup travaillé. Les héros : des braconniers, des bourgeois, des marchands de peaux de lapin, des paysans et leurs enfants. Les acteurs pressentis: Carette, Julien Bertheau, Gaby Morlay, Jenny Helia et Yvonne de Bray. Le cadre : un village situé aux confins de la Champagne et de la Bourgogne. Le titre : Ida, Tibi, Artus et le crime de la Gloire-Dieu…On peut rêver… Si Jean Renoir avait pu réaliser ce projet, il aurait probablement planté ses caméras dans le département de l’Aube, pourquoi pas à Courteron où se trouve la ferme de La Gloire-Dieu qui fut le cadre, dans la nuit du 21 au 22 janvier 1885, d'un crime au cours duquel périrent Monsieur Delahache, sa mère et leur bonne originaire de Mussy-sur-Seine ?

J’ai questionné Alain Renoir le fils de Jean sur ce projet de son père. Je vous livre ce qu’il m’a écrit: «Quoique cette histoire se soit déroulée neuf ans avant la naissance de mon père, c’était un sujet qui le hantait. Il avait essayé à plusieurs reprises d’en faire un film, mais aucun producteur ne s’y intéressait. (2)» Effectivement, dans les archives du cinéaste conservées en Californie figurent plusieurs documents (3) qui corroborent les propos d’Alain. On ne peut s’empêcher de constater qu’en 1935 Jean Renoir avait réalisé Le crime de Monsieur Lange. Les producteurs ont-ils estimé qu’un crime suffisait? On peut se poser la question.


Alain Renoir parle juste. Le récit du crime de la Gloire-Dieu que Jean a découvert à Essoyes dans sa plus tendre enfance l’a hanté toute sa vie. Tellement hanté que n’ayant pu en tirer un film il en fit un roman, l’un de ses derniers romans édité par Flammarion en 1979, Le Crime de l’Anglais. L’histoire ne se déroule pas à La Gloire-Dieu mais à La Chèze-Dieu. Un crime y est perpétré non pas le 21 janvier 1885 mais le 21 décembre 1883. Les victimes n’en sont pas les Delahache, mais les Delafaux! Et l’histoire débute ainsi: «Donc ce matin du 22 décembre 1883, M. Camus, vigneron à Grancey, (4) village bourguignon, était venu livrer une pièce de pinot blanc à Monsieur Delafaux…» Dans son courrier déjà cité, Alain Renoir a tenu à me préciser: «Le Crime de l’Anglais est en effet inspiré du crime de La Gloire-Dieu. J’insiste sur le mot inspiré, car le roman est loin d’être un compte-rendu historique. (5)»


Amis Aubois, consolons-nous. Si Jean Renoir n’a pu tourner un film a proximité d’Essoyes ce village dans lequel il a «vécu les plus belles années de [son] enfance» (6), il nous a laissé néanmoins un «roman envoûtant qui aurait été un film majeur… Un roman du terroir chargé de mystère, de saveur, de sensualité et de violence. Un grand Renoir.» (7)

Bernard Pharisien


1) Le Festival de 1949 eut lieu. Celui de 1950 fut de nouveau annulé. Le décollage n'intervient qu'en 1951. Pierre Renoir décède moins d'un an plus tard, le 11 mars 1952

2) Courrier d’Alain Renoir daté du 15 octobre 1996

3) Boîte 42: 43 pages d’un scénario intitulé Ida. Boîte 49: des notes et trois versions d’un synopsis intitulé Tibi (archives Jean Renoir déposées à l’UCLA.)

4) Chacun sait que Grancey-sur-Ource est le premier village de Bourgogne situé sur la route qui mène d’Essoyes à Dijon.

5) Lettre d’Alain Renoir à Bernard Pharisien, datée du 15 octobre 1996, déjà citée antérieurement.

6) Citation extraite de Pierre Auguste Renoir, mon père de Jean Renoir

7) Propos tirés de la page de couverture du Crime de l’Anglais de Jean Renoir (Flammarion – 1979.)

Bernard Pharisien