La folie almayer_Extraits critiques
Les trois soeurs du Yunnan_Extraits critique

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous colleter avec l'univers de Joseph Conrad ?

Je n'avais pas du tout envie de me colleter avec l'univers de Conrad, mais il y avait une scène qui m'avait bouleversée, celle où Almayer dit à sa fille, Nina : "Reste avec moi, nous partirons ensemble, je te trouverai un homme et on vivra ensemble." Le soir même où j'ai terminé le livre, j'ai vu Tabu de Murnau, et il y a eu un choc. Voilà comment tout a commencé. À quoi s'est ajouté que j'avais envie de me frotter à de la matière, à quelque chose de physique, la nature, ce que je fais très rarement. Et avec une nature où la chaleur, l'humidité, donnent un vécu, un réel, à une histoire qui est presque du ressort de la tragédie grecque.

 

Comment avez-vous arrêté les grandes options de l'adaptation, et les libertés que vous avez prises avec le roman ?

Cela s'est fait petit à petit. Au départ, j'étais trop proche de ce qu'il avait écrit. Plus je me suis éloignée, meilleur devenait le script. Souvent, quand on reste collé à un livre, on est foutu. C'est en s'éloignant, en prenant de la distance et en l'oubliant qu'on arrive à faire quelque chose d'indépendant qui peut devenir intéressant. J'ai commencé à malaxer les éléments, et chaque fois que j'allais en repérages au Cambodge, cela amenait quelque chose, et le script changeait. J'ai rajouté la ville, le pensionnat, la sortie du pensionnat, la mort de Lingard, le narrateur chinois et ses rêves…

 

À la lecture de Conrad, avez-vous trouvé d'emblée en Nina la personne en qui vous projeter ?

Je me projetais dans Almayer aussi. Je suis dans ces 2 personnages, je les aime, lui aussi, bien qu'il ait tout raté et se soit trompé sur tout. J'ai des moments de force, en tant que femme, et j'ai des moments de perte totale. Tous les metteurs en scène écrivent toujours autour de parties d'eux-mêmes. Sauf quand on se lance dans des études de caractères, et qu'on décide qu'un tel va être comme ci ou comme ça psychologiquement. Moi, la psychologie ne m'intéresse pas du tout.

 

Leur situation d'exilés constituait-elle le point d'accroche ?

Oui, aussi. Et le fait de ne pas se sentir bien là où on est, de rêver à autre chose qui ne soit en même temps qu'un rêve.

 Entretien réalisé par J.F. Pluijgers (extraits)

(Levif.be : 24/12/2012)

Il y a Conrad, Murnau, mais aussi beaucoup de vous dans ce film, non ?

L’école de Nina, la fille, c’est mon lycée Jacqmain. Quand j’étais petite, en 1962, c’était atroce. Je venais d’une famille d’immigrés ; ma mère parlait avec des fautes. J’arrivais dans ce lycée de la haute bourgeoisie belge non catholique. J’étais, comme Nina, un paria. Ça, ça vient de moi. Mais il y a aussi beaucoup de moi dans le personnage du père. Dans la perte de soi.

 

Vous dites que vous avez voulu travailler l’inconscient du film et celui des spectateurs…

Je voulais que cela parte de mon inconscient pour gagner celui du spectateur. La manière d’écrire le script a été très bizarre. Au fur et à mesure que j’allais au Cambodge, je m’imprégnais et je réécrivais, sans savoir exactement ce que j’écrivais. Au début, j’étais assez proche du livre et puis je suis partie. Avec mon inconscient

Vous affirmez avoir filmé “La folie Almayer” comme vos documentaires…

Je ne m’en suis pas rendu compte, mais au bout de deux jours, mes collaborateurs m’ont dit que je tournais comme pour mes documentaires. Cela signifie que je n’ai pas bloqué les gens... Je leur donnais un espace et je les laissais. C’est un film qu’on a fait de manière très risquée : très peu de plans, très peu de répétitions. C’est comme si on jouait avec Stanislas. C’est parce que j’avais confiance en lui. Si je l’ai choisi, c’est aussi parce qu’il a un côté dans la perte de lui-même. La folie, il connaît. Je savais qu’il trouverait en lui comment l’exprimer. Si j’avais été trop directive, ça n’aurait pas pu sortir. C’était donc nous qui faisions le travail de le suivre, comme dans un doc. C’est comme une libération pour moi car d’habitude, je suis très directive...Cette liberté, je l’ai fait passer.

Le dernier plan du film, très long, provoque un profond malaise chez le spectateur…

Je n’ai pas voulu créer ce malaise. Mais c’est dur de voir un homme devenir fou. Moi, je sais aussi ce qu’est la folie, donc ça ne me dérange pas. Mais c’est vrai que demander aux gens de venir voir ça, ils ont tout de suite peur. Parce que chacun a une part de folie en soi, chacun peut s’y retrouver plus ou moins fortement. On est en face d’un homme qui perd pied. Et ça, ça peut arriver à tout le monde. Chaque spectateur est en face de lui.

Entretien réalisé par Hubert Heyrendt (extraits)

(Lalibre.be : 29/02/2012)

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