Propos du réalisateur
Pourquoi des références littéraires et picturales très pointues émaillent-elles le film?
Cela vient peut-être du fait que depuis The Owners (2014), j'essaie de créer un univers dont le référent principal serait les arts. Ici, ça se justifie également par le fait que Saltanat, mon héroïne, fait de l'escapisme. Elle tente d'échapper à la réalité et pour fuir, elle se tourne vers la littérature et la peinture.
Pourquoi beaucoup de ces références sont-elles francophiles (Albert Camus, Le Douanier Rousseau, Jean-Paul Belmondo)?
Vous savez, quand j’ai commencé à faire le film, je ne rêvais même pas qu’il serait à Un Certain Regard à Cannes. Le destin de 100% de mes films au Kazakhstan, c’est l’étagère, personne ne les voit. Donc j’essayais simplement de faire un film qui me plaise à moi. Ça a commencé avec Le Douanier Rousseau. J'aime énormément son primitivisme, son art volontairement naïf. Et quand on élaborait l'aspect visuel du film, on s'est inspiré de ses couleurs, de son trait, de sa sincérité un peu enfantine. Et puis une fois qu'on était parti de Rousseau, Saltanat devait aimer la littérature et la philosophie française. Et comme je suis aussi très amateur de Camus, ces références ont formé un tout cohérent. Nous avons introduit cette philosophie si poétique de Camus: la rébellion dans la fatalité. Cela correspond à ma vision du monde. Et le film est devenu francophile, sans que j'en aie conscience.
Vos personnages principaux sont souvent porteurs d’une forme de naïveté, presque enfantine (quand ce ne sont pas des enfants comme dans certains de vos films) et en même temps savent formuler ce qui leur arrive. Pourquoi?
Je ne veux pas en faire de pures victimes. Ils n’ont pas besoin d’être plaints. Ils comprennent parfaitement ce qui leur arrive et se hissent au-dessus de leurs problèmes. C’est ce que j’aime dans ces personnages: ce ne sont pas des victimes, ils sont forts. Même lorsqu’ils meurent, ils gardent leur dignité. Mon film dit que parfois il vaut mieux perdre pour se sauver. Au contraire, ils sont vainqueurs quelque part, car jusqu’au bout ils ne perdent pas foi en l’amour. Quand je dis amour, cela dépasse la simple attirance entre deux personnes.
Dans le film, on voit l’extrême cruauté des personnages et du système social, relayée entre autres par les membres de la famille: l’oncle qui essaie de vendre Saltanat à son patron, mais aussi sa mère qui l’utilise sans scrupule.
Dans tous mes films, j’essaie de parler de notre société contemporaine. Au Kazakhstan aujourd’hui, nous revenons vers un système féodal. Comme nous n’avons rien connu entre le système féodal et le socialisme, après la chute du socialisme, ces réflexes féodaux reviennent extrêmement vite. La soumission devant ses supérieurs, monarchie absolue, tout ça est revenu. Et tout fonctionne par clans, à travers les liens familiaux. Il faut avoir quelqu’un de riche, quelqu’un de haut placé dans sa famille pour s’en sortir. Je ne crois pas à un système vertical qui ferait les choses mal, chez nous le mal passe par la famille, considérée pourtant comme sacrée. Je suis convaincu que c’est le sentiment de devoir familial qui prive les gens de liberté. La famille est une prison.
Kuandyk et Saltanat résistent, mais doivent finalement renoncer. Est-ce une fatalité?
S’ils parvenaient à s’adapter à cette société, à cette manière de vivre, ils auraient perdu l’amour, se seraient perdus eux-mêmes. Pour sauvegarder leur sens moral, il fallait qu’ils quittent ce monde, d’une manière ou d’une autre. Pour moi, cette fin, c’est un happy end.
Kuandyk et Saltanat ont cet idéal de l’existence, qu’on pourrait emprunter à un autre livre de Camus, Noces: «qu’est-ce que le bonheur sinon le simple accord entre un être et l’existence qu’il mène?». Pourtant, dans votre film Night God, un des personnages dit: «Vivre c'est résister contre quelque chose». Laquelle de ces deux citations s'applique le mieux à vos personnages?
Camus a aussi dit que la voie du bonheur passait par la résistance. Pour lui le bonheur et le sens de la vie d’un homme passaient par la rébellion. C’est une vision paradoxale du bonheur, mais qui me convient tout à fait.
Dans le générique de votre film apparaît la mention qu’il fait partie du «éma partisan», que vous avez créé. Pouvez-vous expliquer de quoi il s’agit?
Le cinéma partisan est un phénomène qui doit exister, sous une forme ou sous une autre, dans chaque pays. Bien sûr, c’est un cinéma qui se fait avec peu de budget ou pas de budget du tout. Mais ce n’est pas le plus important. Au Kazakhstan, tout film vivant, qui veut parler de la vie réelle et de la société contemporaine, dont les personnages ne sont pas comme des figurines en carton, est considéré comme du cinéma partisan. C’est le cinéma que l’État kazakh ne veut pas voir. L’État ne veut voir que le cinéma qui fait de la promotion du Kazakhstan. Si c’était l’État qui décidait, on n’aurait ici que des films épiques et des comédies. Donc si nous voulons faire les films que nous souhaitons, nous les faisons sans soutien de l’État. Et même s’il y a soutien de l’État, il faut d’abord ruser beaucoup pour faire passer son scénario et de toute façon, tous ces films finissent sur l’étagère, ils ne sortent pas au Kazakhstan. Et il ne s’agit même pas de savoir si votre film est politique. Le simple fait de dire des choses justes, authentiques, fait que votre film ne sortira pas dans les salles, sauf si c’est une comédie.
Par Eugénie Zvonkine, Dossier de Presse
Extraits critiques