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No land's song_Extraits critiques

Un concert de chanteuses ne s'organise pas facilement en Iran. Il faut contourner bien des lois. No land's song raconte le combat de la compositrice Sara Najafi, filmé par son frère.

En Iran, les femmes n’ont pas le droit de chanter en solo devant des hommes. En septembre 2013, la compositrice Sara Najafi a tout de même réussi à organiser un concert de chanteuses à Téhéran, avec des artistes iraniennes, mais aussi les Françaises Élise Caron, Jeanne Cherhal et la Tunisienne Emel Mathlouti. Le réalisateur Ayat Najafi, qui a filmé sa sœur pendant deux ans, souvent en caméra cachée, retrace ce parcours du combattant dans le documentaire No land’s song.


Quel était l’enjeu de ce concert ?

Il était double. Pour ma sœur, c’était de pouvoir enfin faire jouer ses compositions devant un vrai public. Pour moi, c’était de parler de la place des femmes dans la musique iranienne, près d’un siècle après le concert révolutionnaire donné en 1924 par la grande Qamar-ol-Moluk Vaziri. À l’époque, les femmes chantaient seulement dans les cérémonies religieuses, dans le cadre privé des palais et les maisons des riches, ou alors en fond de scène, dans les chœurs et voilées de la tête aux pieds. Les Arméniennes et les juives étaient plus libres, mais les musulmanes portaient alors toutes la burqa, surtout dans les milieux aisés. Qamar, elle, a osé se produire ce jour-là en solo et tête découverte. Elle a ouvert son récital par une chanson dédiée à la beauté des cheveux et l’a clos par un chant de lutte pour la liberté. Elle a brisé un tabou et s’est imposée comme une pionnière. Je voudrais que mon film produire le même effet.


Pourquoi avoir présenté aussi des chanteuses étrangères ?

Pour médiatiser le combat sur le front international. En invitant Élise Caron, Jeanne Cherhal et Emel Mathlouti au côté de nos chanteuses traditionnelles, nous étions sûrs de toucher la jeunesse iranienne, qui est connectée à Internet et aux réseaux sociaux. Au-delà du symbole, nous voulons encourager une forme de résistance. Les artistes iraniens font beaucoup, mais ils s'autocensurent encore trop.


La situation des chanteuses n’a-t-elle pas évolué au XXe siècle ?

Après Qamar, tout a été possible : les chanteuses étaient peu nombreuses, mais elles se produisaient dans les grandes villes. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la présence de soldats étrangers, de diplomates et de réfugiés d’Europe a aussi vu émerger une musique cosmopolite plus pop dans les cabarets occidentaux. Mais cette scène a totalement disparu après la révolution islamique de 1979. Avec l’arrivée au pouvoir des musulmans radicaux et des ayatollahs, les artistes pop se sont exilés, les chanteuses ont disparu de la sphère publique. Seule la musique traditionnelle perse a survécu, interprétée exclusivement par des hommes. Ce fut une période tragique. On raconte que Marzieh, la plus grande chanteuse perse après Qamar, allait parfois chanter près d’une cascade assourdissante pour ne pas perdre sa voix et s’entraîner sans que personne ne puisse l’entendre… Il a fallu attendre l’élection de Khatami, en 1997, pour que les femmes aient à nouveau le droit de chanter dans les chœurs.


 Thomas Baurez, Studio

 Aujourd’hui, écouter une chanteuse soliste en Iran, c’est possible ?

Oui, d’autant plus qu’elles n’ont jamais été aussi nombreuses. C’est d’ailleurs toute l’ironie de l’histoire : après la révolution, les femmes ont certes dû se couvrir la tête, mais ont aussi accédé massivement à l’éducation, réservée auparavant à une élite et quelques femmes de l’entourage du Shâh. Au point qu’elles sont aujourd’hui majoritaires dans les filières musicales ! Certaines artistes acceptent de se produire officiellement, y compris dans des salles prestigieuses comme le grand opéra de Téhéran, devant un public exclusivement féminin – j’y suis personnellement opposé. Les autres se produisent seulement dans des cercles privés, voire underground, lors de concerts non officiels qui s’organisent dans les jardins et les cours, moyennant un bakchich à la police. D’autres, enfin, et ce depuis les années quatre-vingt-dix, rusent avec le ministère de la Culture et de la guidance islamique qui délivre les autorisations pour les concerts, en annonçant officiellement des hommes à l’affiche, même si ce sont des femmes qui seront en réalité mises en avant. C’est ce qu’a fait ma sœur et c’est cette forme de résistance que mon film encourage.


Au dernier moment, elle a tout de même failli échouer…

Le concert a été interdit la veille du jour où il devait avoir lieu : un agent du ministère avait assisté aux répétitions avec les Françaises et constaté que celles-ci chantaient à pleine voix, contrairement à ce que nous avions prétendu. Le ministère n’a pas non plus apprécié de voir Emel Mathlouti annoncer sur sa page Facebook qu’elle allait participer à un concert de femmes solo à Téhéran et que ce serait une grande première… Ma sœur a été convoquée, on a voulu lui imposer un concert à huit clos, sans caméra. Elle a refusé en bloc et… on nous a donné le feu vert, sans doute par peur de voir ébruitée l’affaire. On a pris un risque, mais c’est comme au poker, il faut bluffer !


Le concert a eu lieu en septembre 2013, quelques mois après l’élection du président Rohani. Est-ce un hasard ?

Non. Rohani, on l’a vu avec l’abandon du nucléaire, est soucieux de l’image de l’Iran à l’étranger. Au moment du concert, il s’apprêtait à rencontrer Hollande aux Nations Unies. Des musiciens français étaient à Téhéran, l’ambassadeur de France soutenait le concert : c’était une occasion en or d’envoyer un symbole d’ouverture fort. Evidemment, ce concert devait se faire sous le contrôle du ministère. Car Rohani a beau encourager officiellement le changement, sa marge de manœuvre reste limitée face à l’influence de la petite frange musulmane conservatrice. Chacun joue donc sa partie, quitte à faire quelques compromis. Finalement, on a joué devant 300 personnes environ, sans faire de publicité mais en envoyant des mails à notre réseau d’adresses privé : un concert officiellement non officiel, c’est tout l’Iran, ça !


Que risquez-vous, maintenant que le film sort sur les écrans ?

Pas grand-chose a priori : le concert a eu lieu il y a plus de deux ans déjà, le temps a passé. Et puis, seules les critiques politiques du régime sont passibles de prison. Je suis aujourd’hui basé à Berlin, mais la seule chose que risque ma sœur, qui vit à Téhéran, c’est une interdiction de travail. Ma sœur écrit des musiques de film, enseigne le piano, travaille avec des enfants, mais est déjà limitée puisqu’elle ne peut pas faire jouer ses compositions par des femmes. Alors elle n’a rien à perdre. C’est ça, le message que je veux faire passer : on ne risque rien à essayer. Je tire mon chapeau à tous ces réalisateurs, ces musiciens qui contournent les lois pour exister, mais il faut aller plus loin encore. On a le pouvoir de faire bouger les lignes, à nous de ruser, à nous d’oser davantage.

 

Anne Berthod, Télérama, 16-03-2016

  

Propos du réalisateur

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